Des artistes ont fui les bombes, les salaires sont gelés, mais décevoir le public serait la pire offense. A l'opéra de Donetsk, dans l'est de l'Ukraine, Gregori répète main sur le coeur sa partition de "La Veuve joyeuse".
Evgueni Denissienko, le directeur général, résume d'une voix lasse la situation: "une bombe a détruit l'un des stocks de décors dans un entrepôt près de l'aéroport. Il manque 20% du personnel, soit 150 personnes, et on est à court d'argent: demain, je verse le salaire de décembre".
En apparence, rien n'a changé: les coulisses exhalent le même parfum de mystère que les opéras du monde entier, des vocalises s'échappent d'une salle. "On travaille !" lance en coup de vent Andreï, le responsable des décors, en passant devant un panneau fléchant la direction de l'abri antiaérien au sous-sol.
Mais le départ précipité de chanteurs, danseuses, techniciens a transformé la programmation de la saison en casse-tête. "Quand la moitié du choeur manque à l'appel, c'est impossible de présenter des opéras comme Aïda par exemple. Il a fallu s'adapter", dit le directeur.
"J'espère que les solistes vont revenir, ils ont leur appartement ici ! Même si je sais que certains sont partis jouer à Moscou, Saint-Pétersbourg, Kiev".
Le 14 février, une bombe a explosé à 300 mètres, en pleine représentation. "Personne n'a quitté la salle, ni les musiciens ni le public", relève de son côté Rustem, le pianiste qui accompagne Gregori dans une pièce grande comme une chambre de bonne. "On a tenu".
"J'ai eu peur des bombes mais quand on commence à travailler sur un rôle, on oublie tout et on commence à vivre la vie du personnage", confie le jeune soliste de 21 ans, longue chevelure noire coiffée en arrière.
Au détour d'un couloir moquetté de rouge, Natacha Semibalamont, traductrice des opéras de compositeurs italiens (en russe), juge durement les artistes qui, eux, n'ont "pas tenu".
- L'art, et rien d'autre -
"Ceux qui sont partis sont ceux qui avaient de la boue sur l'âme. Les meilleurs sont restés", tranche cette brune longiligne, chignon et sautoir en perles. "La culture est la priorité, même sous les bombardements. On ne doit pas avoir peur".
Tatiana Liadskaïa, ballerine de 35 ans, s'est terrée quelques mois à Dnipropetrovsk mais elle est revenue en novembre et s'entraîne aujourd'hui sur le parquet ciré d'une salle à caissons sculptés pour "Gisèle", présenté fin avril.
"Certains disent que la guerre va reprendre mais je prie pour que ce ne soit pas vrai. On dirait que les valeurs ont changé, que le pouvoir est plus important que la vie des gens", chuchote-t-elle en tutu blanc et justaucorps noir, une croix orthodoxe au cou.
Les dirigeants séparatistes à Donetsk ont promis d'aider l'opéra, asphyxié depuis que le ministère de la Culture, à Kiev, a coupé les vivres en novembre. La soprano autrichienne d'origine russe Anna Netrebko a donné un million de roubles (environ 15.000 euros), d'autres mécènes sont attendus.
Car "l'art est une façon de résister", dit le directeur. "J'ai vu des gens pleurer de bonheur. Ils venaient des sous-sols, des abris, écouter notre musique".
Depuis le début de la guerre au printemps dernier, les représentations ont été avancées de 18H à 14H, pour que le public puisse rentrer chez lui avant la tombée de la nuit, propice aux échanges de tirs entre rebelles prorusses et l'armée régulière.
Le directeur espère revenir bientôt aux horaires habituels, pour que ceux qui travaillent puissent venir au spectacle. D'autant que les dirigeants séparatistes lui demandent d'augmenter les représentations: "pour calmer les gens et parce qu'il n'y a pas beaucoup de distractions", selon M. Denissienko.
Samedi, deux rebelles en treillis se sont glissés, en retard, dans la salle comble. Personne ne les a vus. Le premier acte de "La Veuve joyeuse" avait commencé.
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