"Il y a 40 ans, mon père pêchait 250 kg de civelles par jour. Aujourd'hui, on les compte": comme chaque nuit d'hiver, Benjamin Colliot, pêcheur de jeunes anguilles dans l'estuaire de la Loire, part à la traque de cet "or blanc" à l'avenir incertain.
Une petite heure après la marée basse, ce pêcheur professionnel de 26 ans quitte à la lumière des étoiles et de la centrale thermique voisine le port de Cordemais (Loire-Atlantique), entre Saint-Nazaire et Nantes, ses deux tamis au maillage fin coincés de part et d'autre de sa petite embarcation.
Après avoir rempli au maximum le "vivier", un grand bac d'eau grillagé situé à l'arrière du navire, salé pour diminuer les risques de mortalité des poissons, il immerge ses tamis dans l'eau et les tracte à une vitesse de trois à cinq noeuds. "7 à 10 minutes plus tard", d'un mouvement de bascule qu'il répètera inlassablement jusqu'à la pleine mer, le civellier remonte les tamis et les secoue au-dessus du vivier.
"Yes, il y en a un peu", lâche, soulagé, Benjamin Colliot, après son premier "coup", alors que s'agitent sur la grille des dizaines d'alevins d'anguilles translucides de quelques centimètres. Les "coups" suivants, tentés près du port ou un tout petit peu plus loin au large pour ne "pas faire trop de carburant", seront moins féconds, à l'image de cette première saison "peu fructueuse" pour le jeune pêcheur, qui a enchaîné ennuis techniques et faibles prises.
- Jusqu'à 350 euros le kilo -
Pour Mickaël Vallée, dans le métier depuis 20 ans, le butin est aussi maigre: 3 kilos de civelles seulement dans son seau, la faute à un hiver pas assez pluvieux. La saison, qui a débuté en décembre, est sur le point de se terminer avec la marée "du siècle" samedi qui va donner "un gros coup de balai" dans l'estuaire, et peu de civelliers atteindront le quota annuel, fixé à 200 kilos.
La civelle, ou pibale en Aquitaine, arrive dans les estuaires pour s'y développer, après un voyage de 7.000 kilomètres depuis la mer des Sargasses, où elle retournera une fois anguille pour s'y reproduire.
"L'année dernière, on en pêchait 10 kg à l'heure. Moi, j'ai pêché mon quota de 100 kg en six heures", se souvient M. Vallée. Mais cette saison "exceptionnelle", close en quelques semaines au lieu de cinq mois, s'était traduite par un effondrement des prix et le braconnage de cette espèce menacée avait repris de plus belle.
Cet hiver encore, les pêcheurs de l'estuaire ont vu des braconniers "par dizaines, à pied dans les roseaux, avec juste une lampe frontale et un simple tamis", raconte Benjamin Colliot.
"Tant que l'Etat ne déclarera pas la guerre au braconnage, () les pêcheurs continueront de respecter les quotas pour préserver l'espèce et d'un autre côté, les braconniers la pulvériseront", déplore Mickaël Vallée, qui préside l'organisation de producteurs estuaires, créée après l'interdiction en 2010 d'exporter cet "or blanc" hors Union européenne.
Trois ans après la mise en place d'une stricte réglementation européenne, instaurant des quotas et établissant un pourcentage important de captures pour le repeuplement de l'espèce, la fermeture du marché asiatique, où la civelle est un mets très prisé et se vendait à prix d'or, supérieur pendant un moment à celui du caviar, avait été un nouveau coup dur pour les pêcheurs de civelles.
"On s'est regroupé en organisation pour forcer les mareyeurs à augmenter les prix", jusqu'à 350 euros le kilo pour les civelles destinées à la consommation, surtout en Espagne, ces poissons ayant quasiment disparu des cartes des restaurants français, explique M. Vallée.
L'organisation devrait par ailleurs inaugurer en 2016 un centre de stockage collectif. Jusqu'à présent, chacun des quelque 200 civelliers des Pays de la Loire, première région productrice et qui détient 54% du quota national de captures, est équipé d'un vivier chez soi, où sont gardées les civelles vivantes avant leur vente.
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