L'historien Pierre Rosanvallon lançait il y a un an le site internet participatif "raconterlavie.fr" ainsi qu'une collection d'ouvrages courts. Depuis, des centaines de récits de citoyens, qui ne se sentent parfois pas écoutés, ont été mis en ligne et le dernier livre en date raconte l'itinéraire d'un des "premiers barbus" français.
"Omar avait envoyé un texte au site il y a environ un an", raconte Pauline Miel, webéditrice du site. Le témoignage d'Omar Benlaala s'est ensuite étoffé pour devenir "La barbe" et s'ajouter mi-janvier à la grosse douzaine d'ouvrages parus au Seuil depuis un an.
L'auteur y raconte sa radicalisation, et sa quête d'identité, commencée après une invitation pour la mosquée, à boire du "thé" et à manger "des cacahouètes" dans le quartier de Ménilmontant, à Paris. Une sortie littéraire prévue de longue date qui s'est télescopée tragiquement avec l'actualité. "On vient de faire une réimpression", confie Pauline Miel.
C'est cette collection, où l'on trouve aussi quelques textes d'écrivains comme celui d'Annie Ernaux sur le centre commercial des Trois Fontaines de Cergy, qui permet de financer le site internet.
Près de 450 récits y ont déjà été publiés depuis janvier 2014 et "150.000 visiteurs uniques" s'y promènent par mois, selon les compteurs numériques. Récit du conducteur de métro, de la caissière "Matricule 113" qui raconte comment "Carrefour" l'a "déshumanisée", ou celui du quotidien d'un infirmier psychiatrique qui explique au détour d'une page comment différencier la névrose de la psychose.
Des métiers méconnus mais aussi des changements de vie, des ruptures, des deuils, des reconversions, des "entre deux", comme le témoignage d'une banlieusarde de Seine-Saint-Denis sur sa difficile année de classe d'hypokhâgne à Paris.
- Un 'Parlement des invisibles' -
Depuis les attentats de janvier, le site reçoit beaucoup de "récits de manifs", l'un va d'ailleurs bientôt être publié, et de nombreuses "analyses sociétales", mais celles-ci n'entrent pas dans le créneau de "raconter la vie" qui donne dans le témoignage, le portrait ou encore la tranche de vie.
"On reçoit énormément de récits sur les hôpitaux, de maladies physiques ou psychologiques", explique Pauline Miel à l'AFP. "Je pense que ce sont des thèmes tabous" dans la société, estime-t-elle. Ainsi peut-on lire sur le site le rare et touchant témoignage d'une jeune femme curatrice de son frère schizophrène.
Le site reçoit de cinq à six témoignages par jour. Les textes publiés font dans les 30.000 signes et sont édités avec l'aide de bénévoles, qui se sont agrégés au fil du temps. Fidèles lecteurs du site, une soixantaine d'"éditeurs communautaires" mettent en effet la main à la pâte. "C'est une aide super précieuse" pour la webéditrice, constituée de retraités, d'étudiants, de profs, de médecins, d'avocats à la retraite, de bibliothécaires.
"C'est une des plus grandes réussites du site", se réjouit Pauline Miel.
L'idée originelle de Pierre Rosanvallon, qui gère de près la collection papier, est de créer un "Parlement des invisibles" pour lutter contre "la dérive démocratique". C'est parce qu'il juge la "société crispée", "mal représentée", un pays qui "ne se sent pas écouté" qu'il a lancé cette démarche citoyenne.
Et Pauline Miel ne reste pas seulement derrière son ordinateur. Elle se promène à la recherche de "paroles inaudibles", elle qui reçoit par contre en abondance des récits de profs ou de travailleurs sociaux. En ce moment, elle est en train de persuader un tailleur de pierre, "décrocheur scolaire", de coucher sur le papier sa passion pour son métier.
Pour faire circuler ces récits originaux, le site noue des partenariats avec d'autres sites internet ou des institutions. Il se montre aussi soucieux de ne pas se recroqueviller sur Paris et la banlieue. Par exemple, un atelier d'écriture a été organisé à Saint-Etienne avec des ouvriers d'une usine qui fabrique des bas de contention.
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