A marée haute, il ne leur faut que quelques minutes pour débarquer leurs caisses remplies de coquilles Saint-Jacques sur la zone dédiée à cet effet, avec la Catène colorée du Havre en arrière-plan. La mécanique est bien rodée : pendant qu'un pêcheur repart amarrer le bateau au petit port, un autre conduit le fruit de la pêche à l'arrière de l'étal du marché aux poissons. Sitôt sortie du camion, sitôt épluchée, la Saint-Jacques est vendue 33€ la boîte d'un kilo de noix. Les courageux la préfèrent entière, à 5€/kg, un prix stable depuis plusieurs années. Ils sont une vingtaine de bateaux, au Havre, à écouler ainsi tout ou partie des coquillages et poissons pêchés en vente directe.
"Un exemple mondial de bonne gestion"
La saison de la coquille Saint-Jacques est un temps fort, pour Jean-Philippe "Titi" Ledamoisel, patron du Gros Minet. C'est son épouse, Sylvia, chargée de la vente à l'étal, qui anime les réseaux sociaux du marché aux poissons du Havre. "Ma fille a créé un compte TikTok ! Cela permet aux gens qui habitent loin de ne pas se casser le nez s'il n'y a pas grand-chose à vendre, que la météo est mauvaise", note-t-elle. Avant la frénésie des fêtes, le mois de novembre est déjà animé, avec l'ouverture de la pêche en baie de Seine, zone réputée pour l'abondance et la qualité de la ressource. Elle atteint cette année plus de 100 000 tonnes, un record absolu. Le fruit, selon l'institut de recherche Ifremer, des mesures de gestion mises en place depuis 2016 par le Comité régional des pêches de Normandie : quotas et temps de pêche limités, zones en jachère… "Un exemple mondial de bonne gestion de la ressource", souligne Dimitri Rogoff, son président.
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L'abondance a des effets sur le quotidien des pêcheurs. Titi Ledamoisel, dans le métier depuis 30 ans, se souvient de l'époque où l'on ramenait péniblement 700kg après dix heures de pêche. "La baie de Seine ouvrait le 1er décembre et, fin janvier maximum, elle était fermée. Il n'y avait plus de coquilles." Aujourd'hui, le Gros Minet peut pêcher au maximum 2 tonnes par débarque, à raison de trois à quatre débarques autorisées par semaine, selon la période. "Atteindre le quota en 3h30, c'est top. Moins de gasoil, moins d'usure de matériel." Un gain pour les matelots, aussi, plus rapidement revenus à terre, auprès de leur famille. Revers de la médaille : le prix. "A l'époque, elle se vendait 6, 7 voire 8€ le kg chez le mareyeur, 10€ même pendant les fêtes", se souvient le pêcheur qui écoule sa marchandise sur son étal au Havre, en criée à Dieppe ou Fécamp et auprès de "quelques restos fidèles". Ces dernières années, le prix de la coquille s'est parfois effondré, une fois les fêtes passées. Sur la saison 2023-2024, il s'établissait en moyenne à 2,99€, selon le Comité régional des pêches. "Toutes nos charges augmentent, rappelle pourtant Titi Ledamoisel, +10 à 15% pour le métal des filets, +10 à 20% pour le nylon, l'huile moteur a doublé… Et le plein de courses pour mes gars à bord est passé de 100 à 130€ voire 150€." C'est aussi la raison pour laquelle, au marché aux poissons du Havre, le prix de la boîte d'1kg a augmenté de 3€, cet automne.
Une saison de coquille longue… et inégale
Il n'existe pas d'acteur chargé de négocier les prix pour toute la filière de la coquille Saint-Jacques.
N'allez pas dire à Dimitri Rogoff qu'il y a trop de coquilles Saint-Jacques. "Ça me hérisse le poil quand j'entends ça", peste le président du Comité régional des pêches de Normandie. Mais, pour ce défenseur de la pêche artisanale, il manque toutefois un maillon entre les pêcheurs et les industriels. Un acteur à même de négocier avec la grande distribution et les transformateurs (Picard, Sysco…) pendant l'été pour écouler un certain nombre de volumes de coquilles de Normandie, à des prix fixes. De quoi éviter d'être acculé après les fêtes, quand la demande des consommateurs est en recul. "Je prône la création d'une interprofession, comme cela existe dans les autres filières de l'agroalimentaire, développe Dimitri Rogoff, quand on débarquait 10 000 tonnes par campagne, on pouvait bricoler, mais avec 40 000 tonnes de production, voire plus…"
Moderniser la flotte des coquillards
Pour le président du Comité régional, la dernière campagne, en 2023-2024, a été "une caricature" du problème. "D'octobre à décembre, la coquille s'est bien vendue, avec des prix assez exceptionnels pour les fêtes." L'impact du norovirus sur certaines zones huîtrières et de la grippe aviaire sur la production de foie gras a poussé certains consommateurs à se reporter sur la Saint-Jacques.
"3€ le kg, ce n'est pas assez
car c'est le même prix
qu'il y a vingt ans"
"Mais, à partir de janvier, c'était la dégringolade complète", relate Dimitri Rogoff, qui souligne que les rayons marée en grande surface ont perdu 20% de leurs consommateurs. Climat doux et inflation n'ont pas été favorables à la coquille. "La connotation de produit de luxe lui colle à la peau. C'est un vrai produit gastronomique, oui, mais elle n'est pas forcément très chère", tempère-t-il. Le prix moyen, l'an dernier, était de 2,99€ le kg sur l'ensemble de la campagne de pêche. "Ce n'est pas assez, parce que c'est le même prix qu'il y a vingt ans. Vu le surenchérissement du gasoil, des charges, etc. J'estime qu'un prix correct serait de 4€." Loin du kilo de coquilles à 1,50€ écoulé à la criée de Fécamp début octobre… Garantir un prix viable, c'est aussi favoriser le renouvellement de la flotte des navires. "C'est le paradoxe normand : grâce à la coquille, en sept ans, trente-deux bateaux neufs ont été mis à l'eau, un dynamisme qui n'existe nulle part ailleurs en France… Mais, en parallèle, il subsiste une bulle spéculative sur de vieux bateaux d'occasion. Sur les plus petites unités, il y a un vrai problème de sécurité, avec des naufrages à répétition ces dernières années." Le président normand est lui-même favorable à l'expropriation des bateaux jugés inadaptés. "Quand on me téléphone en pleine nuit, je me dis : encore un qui a coulé… On sait que les bateaux prennent des risques et on ne peut plus laisser faire ça." L'avenir ? "Des bateaux moins chers et plus polyvalents, car en ne faisant que de la coquille, on risque de perdre des savoir-faire. Moderniser la flotte, c'est aussi une condition pour attirer des gens vers cette profession."
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