C'est un mariage entre deux géants. La société américaine Google et l'armateur CMA CGM ont signé cet été un partenariat stratégique pour accélérer l'intégration de l'intelligence artificielle (IA) dans les opérations de l'entreprise française de transports. Une collaboration qui a pour but de "révolutionner le transport maritime". Signe que, dans les ports aussi, l'IA devient une technologie incontournable.
Intérêt commercial et environnemental
"L'intelligence artificielle a connu plusieurs phases de développement depuis les années cinquante, mais il y a aujourd'hui une conjonction entre le volume des données disponibles et les puissances de calcul nécessaires à ces solutions", analyse Frédéric Gilletta, directeur adjoint d'Easyport. Cette entité basée au Havre a été cofondée par Haropa Port et la société Soget en 2022, pour développer des outils numériques au service des communautés portuaires, maritimes et logistiques. Elle a notamment mis au point MyETA, un algorithme de prédiction d'arrivée des navires. A partir d'un historique des données d'identification (positions, trajectoires, vitesses des navires…), l'IA définit les routes maritimes qui existent et les nœuds qui auront de l'influence sur ces routes (changements de vitesse, de cap, etc.). Les données déclarées par les navires sont aussi ajoutées. "Cela permet de calculer l'heure d'arrivée la plus précise possible depuis le port précédent. Avec l'IA, on gagne entre une et trois heures de prédiction." La prochaine étape sera d'affiner l'heure d'arrivée depuis l'entrée du navire en rade jusqu'à sa mise à quai, avec une nécessaire prise en compte "du pilotage, du remorquage, de la disponibilité des engins de traitement des navires à quai, etc.". De quoi optimiser l'arrivée des chargeurs pour récupérer leurs marchandises. "L'IA ne remplace pas l'humain, la donnée qui fait foi reste celle fournie par l'agent maritime, mais elle peut être une aide à la précision", souligne Frédéric Gilletta. Ces solutions revêtent aussi un intérêt environnemental. "Un bateau qui tourne en rond au large d'un port, en attente qu'une place se libère à quai, cela entraîne de la pollution de l'air, de l'eau, des émissions de CO2… D'où la nécessité de travailler sur la prédiction du temps d'arrivée", souligne Thierry Ducellier, responsable du département commercial de Sinay. Cette entreprise caennaise a elle aussi développé des interfaces dédiées au suivi du fret maritime et à la surveillance de l'environnement. Elle s'appuie sur son importante base de données et sur l'IA pour calculer l'heure d'arrivée des marchandises, selon l'historique des routes empruntées et la vitesse du navire notamment. "C'est un sujet qui intéresse les compagnies maritimes, car si le port d'arrivée est congestionné, elles sont en capacité de ralentir et donc de diminuer leur consommation de carburant." Ciblant au départ les ports, Sinay oriente aujourd'hui plutôt ses solutions vers les propriétaires des marchandises. "De plus en plus de donneurs d'ordre souhaitent un transport le moins polluant possible et insistent pour avoir cette transparence sur la position des marchandises, le type de navire, sa consommation…"
L'intelligence artificielle permet d'affiner l'heure d'arrivée estimée des conteneurs.
"Des outils d'assistance, pas de remplacement"
Depuis 2021, l'hôpital Monod au Havre utilise des solutions d'IA.
C'est par le biais d'un partenariat avec Incepto que le groupe hospitalier du Havre (GHH) développe l'usage de l'intelligence artificielle (IA). Cette société, cofondée en 2018 par Gaspard d'Assiginies, radiologue à l'hôpital Monod, est désormais un champion européen dans ce domaine, avec près de 300 cliniques et hôpitaux utilisateurs et quatre-vingt salariés dans six pays.
"Il y a toujours un pilote dans l'avion"
"Nous distribuons les meilleures solutions d'IA développées à travers le monde, et éditons aussi nos propres solutions" détaille le médecin. Avant d'être utilisé de façon clinique, chaque outil fait l'objet d'une phase de discussions entre médecins et spécialistes de l'IA, sur les usages et besoins. Pour le radiologue, la force des algorithmes est d'extraire de l'image des informations quantitatives impossibles à mettre en lumière à la main. "Il n'y a pas assez de médecins, pas assez de radiologues. Passer des heures à peindre des lésions, coupe après coupe, n'est pas du tout une option !" Ces nouveaux outils permettent de "dégager du temps pour les cas complexes, pour les face-à-face avec les patients, ce qui est absolument indispensable". Au risque de faire disparaître les radiologues ? Gaspard d'Assignies balaye cette crainte : "il y a toujours un pilote dans l'avion, malgré le développement d'aides au pilotage ! C'est exactement la même chose en radiologie, ce sont des outils d'assistance, pas des outils de remplacement."
A l'hôpital Monod, l'IA aide au dépistage des cancers
Le groupe hospitalier du Havre utilise des solutions d'intelligence artificielle depuis 2021. Elles sont particulièrement utiles dans le dépistage des trois cancers les plus meurtriers : sein, prostate et poumons.
Sein, poumons, prostate : ce sont les trois cancers les plus meurtriers en France et dans le bassin de vie havrais. Pour aider à leur détection le plus précocement possible, le groupe hospitalier du Havre (GHH) dispose de solutions d'intelligence artificielle (IA) adaptées à chacune de ces trois pathologies. Une prise en charge encore rare, ce triptyque est même unique en France.
Anticiper la prise en charge
A l'hôpital Monod, le virage de l'intelligence artificielle a été pris en 2021, d'abord pour la détection des fractures, au sein du service des urgences. "Cela permet moins d'erreurs de diagnostic et donc de diminuer le taux de rappel des patients" note Martin Trelcat, directeur du GHH. L'usage de l'IA a ensuite été développé en cancérologie. "La première application, souvent méconnue, c'est l'amélioration de la qualité des images (scanners, IRM…) détaille le professeur Jean-Nicolas Dacher, chef du service de radiologie, l'IA permet aussi le remplacement de l'humain dans des tâches sans valeur médicale ajoutée, comme le calcul de la taille des ventricules." Une économie de temps qui permet de voir davantage de patients. L'intelligence artificielle est aussi utile pour le dépistage, "distinguer une imagerie normale d'une imagerie malade".
Exemple au sein du service pneumologie, avec le Dr Marie-Hélène Marques. La machine a repéré un nodule de 3mm sur le scanner pulmonaire d'une patiente, qui n'existait pas lors du dernier examen. "L'IA ne donne pas de diagnostic, mais elle permet de repérer ces micronodules et de calculer leur taille et leur volume, ce qui nous est très utile pour analyser s'ils évoluent ou non. Dans ce cas précis, cela me conduit à anticiper : au lieu de revoir la patiente dans six mois, je prescris un scanner de contrôle dans trois mois. Cela peut être bénin, mais si le nodule bouge, j'adapterai mon attitude thérapeutique en complétant avec un scanner amélioré pour vérifier s'il ne s'agit pas d'une métastase."
Mettre une image sur une pathologie
Spécialiste du cancer de la prostate, le Dr Mehdi Soudani, chirurgien urologue, dispose aussi d'une solution d'IA sur son module d'IRM. "C'est un outil qui permet de conforter un diagnostic ou une anomalie, qui apporte des mesures, des localisations et des précisions plus importantes. La prostate fait la taille d'une châtaigne ! La mesure du volume demande beaucoup de temps à un humain, alors que l'IA arrive à la calculer très, très rapidement." Le médecin y voit aussi un intérêt dans la relation avec le patient. "L'IA permet de mettre une image sur le mal qui le ronge, avec des modélisations en 3D, un code couleur, simple à comprendre", souligne l'urologue. De quoi permettre, aussi, une meilleure compréhension des décisions thérapeutiques. "On ne traite pas de façon physique tous les cancers. Quand on explique à un patient qu'on le surveille, suivre l'évolution de la lésion, et qu'il voit qu'elle ne progresse pas, il est beaucoup plus réconforté."
Pour le groupe hospitalier du Havre, l'usage de cette technologie représente un investissement de 65 000 euros pour l'année 2024. Il pourrait être étendu aux pathologies aortiques, à l'avenir, pour traiter les anévrismes.
"On vit un tournant avec l'usage de l'IA générative par le grand public"
Damien Olivier est enseignant-chercheur à l'université du Havre, au sein du Laboratoire d'informatique et traitement de l'information et des systèmes (Litis). Il travaille sur l'intelligence artificielle depuis les années quatre-vingt-dix.
C'est quoi l'intelligence artificielle ?
"Il y a une définition historique et anthropomorphique qui consiste à simuler les capacités cognitives humaines (mémoire, langage, apprentissage…) et à les capturer dans des programmes pour remplacer l'homme dans ses activités. Elle s'oppose à une vision plus moderne, rationnelle, qui qualifie d'IA une entité capable de percevoir son environnement (par exemple une masse de données), d'en construire une représentation et, à partir de cette représentation, de faire des calculs qui lui permettent d'agir."
On l'utilise depuis quand ?
"Depuis les années 90 pour des applications spécifiques d'aide au diagnostic dans les secteurs bancaire, médical, l'extraction minière… On vit aujourd'hui un tournant avec l'usage de l'IA générative par le grand public. C'est une IA qui peut produire du texte, des images, photos, vidéos… Cela va modifier les métiers autant que la robotique dans l'industrie ou que le tracteur en agriculture ! Mais cela coûte très cher et son développement était jusqu'ici bloqué par les capacités de calcul, de stockage. On a vécu une évolution du matériel qui a permis cette grande évolution."
L'IA est déjà dans notre quotidien…
"Oui, par exemple dans nos voitures. Les outils de navigation étaient, au départ, des algorithmes relativement simples de parcours de graphe. Maintenant, des algorithmes apprennent de nos habitudes et font des recommandations en fonction des choix de parcours que l'on privilégie. On trouve aussi de l'IA dans les modules d'aides à la conduite, sur les voitures modernes."
Faut-il en avoir peur ?
"Je vais vous faire une réponse de Normand ! Les programmes sont de plus en plus capables de produire des choses qui n'ont pas été pensées au départ par leurs concepteurs. Quand on échange avec un chatbot (agent conversationnel), on constate que cela génère parfois des choses derrière lesquelles on peut voir du raisonnement… Voilà pour le côté inquiétant. Mais tout le monde a pu constater que, pour certaines tâches, notamment créatives, les humains font des choses plus intéressantes que l'IA. On sent bien que l'on est dans une période de bascule. Il faut surtout donc demander au législateur de penser cela, avec des garde-fous. Dans l'aviation, on ne peut pas faire voler un avion s'il n'a pas passé un certain nombre de tests… Ça n'existe pas pour ceux qui vendent des programmes d'IA, la législation vient après. Il faudrait pouvoir anticiper ou avoir une réglementation plus ferme. On pense à la protection juridique, la question des droits d'auteur, mais surtout la diffusion d'informations non vérifiées, manipulées… Je suis relativement inquiet, car on est aujourd'hui dans une guerre informationnelle."
La détection des mammifères marins en temps réel
Marsouins, dauphins...
Outre l'optimisation du commerce de marchandises (lire ci-dessus), l'usage de l'intelligence artificielle (IA) en mer permet d'affiner la détection des mammifères marins, sur les chantiers de construction. "Ils sont extrêmement sensibles aux fréquences et donc au bruit. Il faut donc une surveillance accrue" souligne Thierry Ducellier, de la société normande Sinay. Forte d'une importante base de données collectées sur l'ensemble des secteurs maritimes (logistique, construction, pêche…), elle a entraîné ses algorithmes pour faciliter la détection automatique de mammifères sur des zones sensibles, comme lors de la construction du parc éolien de Fécamp. "Le changement, c'est la détection de l'animal en temps réel" et non a posteriori, après son passage dans la zone.
Des détections plus fines
"Des hydrophones (enregistreurs sous-marins) sont disposés sur des bouées, réparties de façon à couvrir l'ensemble de la zone, détaille Thierry Ducellier, on dispose aussi d'une machine entraînée à reconnaître les bruits des animaux, comme les dauphins ou les marsouins. Dès qu'il y a un bruit d'une certaine espèce, une alerte est envoyée aux navires de construction." Cette surveillance en temps réel permet de couvrir une zone plus importante. L'IA permet d'être plus fin dans les détections. "L'intérêt de l'IA, c'est que l'on dispose de plus en plus de données, donc c'est un cercle vertueux… A partir du moment où on sert l'environnement."
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