348 508€. C'est le montant moyen qu'ont dû débourser les jeunes agriculteurs seinomarins pour s'installer sur leur propre exploitation, en 2022, selon les chiffres de la Chambre d'agriculture. Dans le cas où ils sont associés, en GAEC par exemple, la somme tombe à environ 318 000€, bien plus élevée que la moyenne régionale évaluée à 137 000€ par tête. Ces sommes importantes font partie des freins à l'installation, alors que se profile un nécessaire renouvellement des générations. "Dans les vingt prochaines années, la moitié des agriculteurs d'aujourd'hui partiront à la retraite", rappelle ainsi Emmanuel Roch, qui suit ce volet "installation" à la Chambre d'agriculture de Seine-Maritime.
Un maître-mot : anticiper
Les candidats sont confrontés à un foncier qui fait l'objet de spéculations, dans le pays de Caux, où le lin et la pomme de terre sont des cultures à forte valeur ajoutée. "Les exploitations valent de plus en plus cher, c'est compliqué pour un jeune sans assise financière. On fait face à des coûts de reprise très importants avec des rentabilités faibles, poursuit Emmanuel Roch. Les banques ont tendance à prêter à des structures existantes, qui s'agrandissent." Lison Demunck, chargée de projet pour le Centre d'initiatives pour valoriser l'agriculture et le milieu rural (Civam), fait le même constat. Elle accompagne notamment les personnes qui ne sont pas issues du milieu agricole. "Dans le pays de Caux, on peut aller jusqu'à 20 000€ l'hectare", poursuit la conseillère du Civam, qui pointe aussi une dissonance entre l'offre et la demande. "La plupart des fermes sont des élevages de vaches avec des grandes cultures (betterave, lin, céréales…), mais peu de porteurs de projet ont les moyens de reprendre ce type d'exploitation."
D'où un travail auprès des cédants, pour "ouvrir leur champ des possibles, poursuit Lison Demunck. Leur ferme de vaches laitières deviendra peut-être une exploitation caprine demain, avec un nouveau système d'exploitation réparti entre plusieurs associés". L'association travaille aussi avec Terre de Liens, qui rachète du foncier agricole grâce à l'épargne citoyenne pour y installer des producteurs bio. Des solutions qui permettent d'alléger le coût de la reprise pour les jeunes… A condition que le cédant anticipe son départ. En 2022, ils n'étaient que huit inscrits sur le Répertoire Départ Installation de la Chambre, pour 34 candidats à la reprise. Emmanuel Roch suggère pour "un accompagnement obligatoire" avant la retraite, "car les agriculteurs sensibilisés sont trop peu nombreux". "Se projeter dans une vie hors de la ferme, c'est un gros chamboulement psychologique pour ceux qui font cela depuis l'âge de 15 ans", note Lison Demunck, qui conseille d'anticiper cinq voire dix ans avant, en raison de la complexité administrative. La plupart des exploitants ne sont pas propriétaires de leur foncier, il faut donc anticiper la reconduction des baux, convaincre les propriétaires. "Quand on est sur un régime d'indivision avec plusieurs propriétaires sur une même parcelle, cela nécessite beaucoup de persuasion et de diplomatie !"
De jeunes agriculteurs moins nombreux mais mieux formés
Comme partout en France, la Seine-Maritime est confrontée à la baisse du nombre d'agriculteurs. Mais les jeunes exploitants suivent des études plus longues que leurs parents.
Ils ont le même âge et le même rêve : être, un jour, à la tête de leur propre exploitation. Antoine Blondel et Sophie Ménard, âgés de 19 ans, sont étudiants en BTS Analyse, conduite et stratégie de l'entreprise agricole (ACSE) au lycée agricole d'Yvetot.
Des BTS en alternance
Tous deux issus d'une famille agricole, ils ont fait le choix de poursuivre leurs études avant de se lancer. "Aller travailler juste après un bac, c'est un peu juste, estime Antoine, originaire de Bretteville-du-Grand-Caux, près de Goderville. Là, on approfondit nos connaissances sur la zootechnie, l'agronomie, etc." Le cursus, qui dure deux ans, porte aussi sur la gestion d'entreprise et amène les étudiants à visiter des exploitations où ils sont invités à calculer les marges brutes et proposer des pistes d'évolution. "Cela permet d'avoir un autre œil sur notre propre exploitation", estime Sophie, 4e génération d'une famille d'éleveurs laitiers et cultivateurs installée dans le pays de Bray. Titulaire d'un bac scientifique, elle se destinait au départ à devenir vétérinaire rurale. Mais elle veut désormais développer l'exploitation de son père, âgé de 50 ans. "Nous avons en projet, à terme, de construire un nouveau bâtiment pour monter à quatre-vingt-dix vaches. J'aimerais aussi élever des aubracs, une race qui me passionne", détaille la jeune femme.
Antoine, lui, se voit d'abord salarié sur l'exploitation familiale où l'on trouve des grandes cultures et une plateforme de déchets verts, avant de prendre la suite de son père quand il partira à la retraite, sans doute en association avec d'autres membres de la famille. "S'installer quand on n'est pas du milieu, c'est presque impossible", juge l'étudiant, qui pointe notamment le poids du foncier agricole. Etre chef d'exploitation, "c'est une grande responsabilité", mais "on est accompagnés par le monde para-agricole pour les aspects juridiques, la fiscalité".
Aujourd'hui, 43% des exploitants normands de moins de 35 ans sont titulaires d'au moins un bac +2, selon une étude récente de l'Insee Normandie, contre 12% pour la génération 55 - 64 ans. A Yvetot, la possibilité de suivre un BTS en alternance a dopé les effectifs, depuis 2019. "On enregistre globalement une hausse de 40% des effectifs en apprentissage depuis sept ans sur l'établissement, en grande partie liée aux BTS", confirme Nicolas Nouail, le directeur. Antoine et Sophie, eux, ont choisi le cursus classique, ponctué de seize semaines de stage, dont quatre à l'étranger. Tous deux sont allés aux Pays-Bas, découvrir une agriculture très différente des exploitations traditionnelles du pays de Caux.
Un sujet qui s'invite à la une de l'actualité
La récente crise agricole a mis en lumière certaines problématiques liées à l'installation.
C'est l'imminence du Salon international de l'agriculture, à Paris, qui nous a conduits à travailler sur l'installation des jeunes agriculteurs. Un choix conforté par la publication d'une enquête récente de l'Insee sur le renouvellement des générations. Mais le sujet s'est finalement invité dans l'actualité, avec les mobilisations des agriculteurs en colère. Prix, jachères, normes… Les motifs de mécontentement sont nombreux. La difficulté à s'installer en fait partie. "Plus de la moitié des agriculteurs seront à la retraite dans les dix prochaines années", rappelait Justin Lemaitre, des Jeunes Agriculteurs de Seine-Maritime, au maire du Havre Edouard Philippe, en visite sur une exploitation de Saint-Vincent-Cramesnil. Et de plaider pour "conserver des modèles de fermes familiales, des structures à échelle humaine. Des jeunes prêts à s'installer, il y en a, mais il leur faut de la lisibilité, peut-être moins de normes et surtout qu'on les laisse produire".
Moins 20% de fermes en dix ans
La Confédération paysanne 76, elle, déplore la perte de "20% des fermes en dix ans". "La concurrence sur le foncier est énorme, à tel point que des candidats à l'installation partent dans d'autres départements pour se lancer", pointe Mathieu Grenier, porte-parole du syndicat en Seine-Maritime. Il déplore "l'intensification et l'agrandissement des fermes" mais aussi des manœuvres illégales comme les droits au bail (versement d'argent pour louer des terres).
"Il faut être patient et parfois insister…"
Installés depuis un an, issus ou non du milieu, ils racontent ce grand saut vers l'entrepreneuriat agricole.
Il était prêt à changer de région pour devenir chef d'exploitation. Mais Luc Blondel a finalement bénéficié d'une opportunité, à un kilomètre de chez ses parents. "Un voisin souhaitait partir à la retraite et voir sa ferme reprise par un jeune, je lui suis reconnaissant", relate ce jeune éleveur de vaches limousines, installé à Saint-Antoine-la-Forêt, près de Bolbec. A 28 ans, le voilà donc à la tête de cette ferme, pour laquelle il a dû contracter un emprunt sur quinze ans. "Le patrimoine des parents a aidé. En Seine-Maritime, reprendre une ferme comme celle-ci hors cadre familial, je pense que c'est impossible. Le prix du foncier est bien plus élevé que la rentabilité de l'exploitation."
Pour autant, "il faut être patient, persévérer, insister auprès de l'administration parfois", souligne le jeune exploitant. Entre le moment où le cédant lui a proposé sa ferme et la signature effective, il a fallu un an de tracasseries administratives. Sur la ferme, Luc Blondel a désormais introduit du lin et des pommes de terre, plus rentables que les pois et l'orge qui étaient cultivés auparavant. Si la première année a été bonne en termes de récoltes et de prix, le jeune éleveur reste soucieux. "Quatre mois après mon installation, j'avais déjà un contrôle des aides de la PAC (Politique agricole commune). C'est stressant, l'erreur est humaine, donc on appréhende toujours." Rien à signaler pour cette fois-ci, mais cette intranquillité a poussé le jeune éleveur à participer aux récentes manifestations des agriculteurs.
Un saut dans le vide
A Ecrainville, près de Goderville, Anthony Gainville vient lui aussi de lancer son entreprise, Le Jardin des Groseilliers. Comme Luc, il est diplômé d'un bac agricole. "Mais faute de terres agricoles, on m'a fait comprendre que ce serait compliqué de m'installer", relate ce père de famille de 36 ans. Après une poursuite d'études et dix ans de carrière chez un bailleur social, il repense au maraîchage en 2017, en voyant fleurir de nouveaux profils d'agriculteurs en reconversion. "J'ai suivi un Brevet professionnel responsable d'entreprise agricole à distance et enchaîné des stages, ce qui est capital pour se rendre compte de la réalité du maraîchage à toutes les saisons." Diplômé en 2020, il se met en quête d'une petite surface agricole pour se lancer. "C'est là qu'il faut être patient…" Trop pentu, proche d'une forêt, en fond de vallée… Le terrain idéal est rare. Surtout, pour ces petites surfaces qui échappent à la régulation de la Société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer), les prix s'envolent. "J'ai visité une parcelle de 9 000m2 à 92 000€ sans eau ni électricité, ni bâtiment", poursuit Anthony Gainville. C'est finalement par le bouche-à-oreille qu'il finit par trouver son terrain actuel, de 0,5 hectare. Accompagné par le Civam pour élaborer le statut juridique, les autorisations à exploiter etc., le maraîcher conserve pour l'instant un emploi à mi-temps. "Une fois l'inquiétude de ne pas avoir de terrain levée, le seul frein, c'est de quitter un emploi salarié. C'est un saut à faire dans sa tête, pour ensuite le mettre en pratique !"
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