Le 31 octobre 1993, ils sont treize solitaires à répondre pour la première fois à l'appel du large. Grâce à un partenariat entre la Ville du Havre et JDE (propriétaire de la marque Jacques Vabre), le port caféier devient le décor d'une épreuve océanique qui emmènera les skippers vers Carthagène, en Colombie. "Les initiateurs de la course ne regardent pas au Havre par hasard. Depuis le début des années 90, Paul Vatine fait du bruit, met en avant ce littoral normand un peu délaissé", se remémore Denis Van Den Brink, qui est à l'époque attaché de presse de la Région Haute-Normandie, le sponsor du skipper havrais. La voile océanique est alors "dans le creux de la vague", avec moins d'argent, moins de bateaux. Au Havre, en 1993, "c'était très différent d'aujourd'hui, avec des vieux hangars désaffectés autour du bassin Vauban", se souvient Vincent Riou, qui figurait au casting de cette première édition. "Mais il y avait déjà du monde, les gens étaient curieux et fiers qu'une course parte de chez eux", poursuit le skipper, qui se souvient particulièrement de "l'accueil et la bienveillance" de Paul Vatine envers lui, alors qu'il était tout jeune marin.
Le Havrais Paul Vatine s'était imposé dès 1993 sur son bateau "Région Haute-Normandie" (à gauche). - Eric Houri
50 millions d'euros de retombées
Le Havrais accroche son nom au palmarès de la course dès la première édition. La Route du café, rebaptisée Transat Jacques Vabre, ne quittera plus la cité Océane et prend dès 1995 sa forme définitive : celle d'une transatlantique en double bisannuelle. "Le double était plus sécurisant, les performances des bateaux étaient meilleures et cela amenait un intérêt médiatique : ce n'est pas simple de constituer un duo qui va passer dix à vingt jours en mer, avec des aléas de navigation parfois difficiles", relate Gérard Petitpas, à l'initiative de cette évolution, qui fut aux manettes pendant cinq éditions. Ce format a aussi un intérêt économique. "Il y avait une sécurité pour les sponsors qui pouvaient retrouver leur investissement deux ans après et non pas quatre, comme sur un Vendée Globe ou une Route du Rhum." En 2021, les retombées en équivalent publicitaire sont estimées à 50 millions d'euros pour la Transat Jacques Vabre. "C'est la seule course bisannuelle, c'est hyperimportant pour toutes les classes, pour sécuriser les sponsors, confirme Roland Jourdain, l'un des habitués de la course. Ce n'est pas un sport où l'on joue sur un terrain tous les samedis soir !" "Bilou" voit également dans le format transat en double un autre point important : "La transmission entre générations, avec de jeunes figaristes qui courent en Imoca ou en Class 40." Vingt-huit ans après avoir remporté la Jacques Vabre avec Paul Vatine, le Breton prendra à nouveau le départ, ce mois-ci, aux côtés de Guirec Soudée. Vincent Riou sera lui aussi de la partie, comme co-skipper, aux côtés d'Aurélien Ducroz, champion du monde de ski freeride. "La Transat, c'est l'aventure humaine. Je ne suis jamais parti deux fois avec la même personne. Cette année, j'embarque avec un skieur, la prochaine fois, ce sera avec un non-professionnel. C'est l'une des forces de la Jacques Vabre, il n'y a que cette course qui permet cela."
Sur les pontons, des marins de tous styles
Panorama non exhaustif des personnalités qui ont marqué les trente dernières années.
Des grands marins
Tous les grands noms de la voile sont passés par la Jacques Vabre. Éric Tabarly avait remporté l'édition 1997 avec Yves Parlier. Franck Cammas (sacré marin de la décennie 2010-2020) remporte l'épreuve quatre fois, tout comme Jean-Pierre Dick. Figure féminine de la course au large, Ellen MacArthur a pris plusieurs fois le départ. Citons aussi les regrettés Paul Vatine, Laurent Bourgnon ou Florence Arthaud, et tant d'autres !
Des champions
Certains skippers sont arrivés à la voile après avoir brillé dans d'autres sports, comme le perchiste Jean Galfione, qui boucle l'édition 2021 associé à Éric Péron. Le champion de ski freeride Aurélien Ducroz disputera la Jacques Vabre pour la cinquième fois cette année. Champion… de la vanne et grand amateur de course au large, le comédien belge François Damiens (photo) avait quant à lui bouclé la transatlantique en 2013 avec Tanguy de Lamotte.
En 2023, des profils atypiques
Parmi les 202 marins qui s'élanceront, l'un d'eux fera ses tout premiers pas en course au large. Basile Buisson a en effet remporté le concours "Du virtuel au réel", auquel ont participé 10 000 joueurs de Virtual Regatta, jeu vidéo bien connu des amateurs de voile. Il sera épaulé par le skipper Kieran Le Borne. Autre profil atypique : le Marseillais Joël Paris, malvoyant, sera le premier déficient visuel à participer à la Route du café.
Toujours plus de bateaux, toujours plus performants
Foil, carènes arrondies et bientôt, sans doute, matériaux écolos : la Transat Jacques Vabre, c'est aussi trente ans d'innovations techniques sur les bateaux.
Particulièrement scruté sur cette 16e Transat Jacques Vabre, le Havrais Charlie Dalin sera à la barre d'une toute nouvelle monture : l'Imoca Macif Santé Prévoyance. Un navire entièrement pensé pour "aller plus vite que les autres", plaisantait le skipper lors de sa mise à l'eau, en juin dernier. En duo avec Pascal Bidégorry, Charlie Dalin profitera de cette course pour pousser les performances de son bateau neuf. "La Transat Jacques Vabre est très prisée pour cela, poursuit le Havrais. On peut aller vite et naviguer à fond, à deux. C'est une course qui tombe à point nommé à un an du Vendée Globe." "C'est une bonne transat pour tester des innovations et préparer les autres circuits", confirme Vincent Riou, qui disputera cet automne sa dixième Jacques Vabre, en tant que co-skipper d'Aurélien Ducroz sur Crosscall.
La révolution foil
Depuis 1993, au fil des ans, le public havrais a en effet été aux premières loges pour constater l'évolution de la course au large. En 2015, par exemple, les premiers foils font leur apparition, en catégorie Imoca (les bateaux du Vendée Globe). À l'époque, cinq bateaux sur vingt sont équipés de ces "moustaches" en carbone, qui permettent de faire décoller les navires au-dessus de l'eau. Deux éditions plus tard, en 2019, la moitié des Imoca inscrits en seront équipés, dont le vainqueur, Apivia, skippé par Yann Eliès en duo avec un certain… Charlie Dalin. Mais le développement le plus remarquable est sans doute celui des Class 40, plus petits bateaux de la course, d'une longueur de 12 m. Plus abordables tant sur le prix que la navigation, ils permettent à des "amateurs éclairés" de traverser l'Atlantique. Cette catégorie regroupera cette année 47 duos, dont plusieurs 100 % normands. "Il n'y a jamais eu autant de niveau", analyse Cédric Chateau, l'un des Havrais en compétition. "Lors de ma première participation, en 2017, il y avait dix-sept Class 40 dont un seul bateau neuf. Aujourd'hui, la flotte s'est considérablement professionnalisée, avec dix bateaux neufs, dix mis à l'eau l'an dernier, autant l'année d'avant." Le marin, par ailleurs entraîneur au pôle espoirs du Havre, voit en cette catégorie "un laboratoire, où une poignée d'architectes se livrent une bataille sans merci". Symbole de cette passionnante compétition : le scow, qui devient incontournable en Class 40. Ce "nez rond" permet à la carène de moins taper dans la mer et donc à l'embarcation de prendre de la vitesse.
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Une course à la performance que suit avec circonspection Roland Jourdain. Vainqueur en 1995 avec Paul Vatine, il prône aujourd'hui "un ralentissement" dans la course au large. "Elle est considérée comme 'green', mais l'impact carbone de la construction de nos bateaux est de plus en plus fort, et on en construit encore plus. Il faut arriver à enrayer cela", estime Roland Jourdain, qui a opté pour la fibre de lin normande, plus écolo, pour son catamaran We Explore. "Que l'on soit à 20, 30 ou 40 nœuds, le public s'en fiche", estime Roland Jourdain. Navires plus solides, capables de recevoir du fret pour le retour des courses… "Il y a mille choses à imaginer pour que la course au large ait un rôle moteur", en matière de transition écologique.
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La Transat de "Paulo" Vatine
Le skipper havrais a marqué de son empreinte l'épreuve.
Cette course était sa course. Le nom de Paul Vatine, vainqueur en 1993 et 1995, demeure à jamais associé à la Transat Jacques Vabre. "Paul ne s'était pas trompé quand il disait que le littoral normand avait un potentiel maritime énorme", constate, trente ans plus tard, son ami Denis Van Den Brink, jamais avare de bons mots pour évoquer "Paulo". Un "titi havrais" de Sanvic, venu à la voile sur le tard, qui séduisait par son franc-parler. "Il était curieux des gens, poursuit son ami. Ce n'était pas le roi de l'élégance mais il était capable de s'adapter à tout public, des enfants aux chefs d'entreprise." Un skipper avant tout fier de sa région et de sa ville.
Son nom quai de la Réunion
En 1999, la disparition de Paul Vatine en pleine Jacques Vabre, au large des Açores, est un choc. "J'étais au PC course, à Paris, où je passais mes jours et mes nuits. En tant qu'organisateur, on vit dans une inquiétude permanente. Quand on a su que Paul avait été éjecté…", se remémore Gérard Petitpas, ancien directeur de course. "Je me rappelle très bien ce moment, se souvient le skipper Charlie Dalin, 15 ans à l'époque. J'avais passé la nuit à écouter la radio pour avoir des nouvelles." Aujourd'hui, le bassin principal de la Jacques Vabre porte le nom de Paul Vatine, tout comme son ancien club. Nul doute que nombre de ses amis penseront à lui, vendredi 20 octobre, quand des plaques aux noms des anciens vainqueurs seront apposées sur le quai de La Réunion.
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