Bottes aux pieds, longue-vue sur le dos, Faustine Simon se faufile habilement entre les hauts végétaux. Pour cette chargée de mission sur la réserve naturelle de l'estuaire de la Seine, c'est jour de comptage des oiseaux. À une centaine de mètres du bord du fleuve, elle s'installe. À l'ouest, on aperçoit les portiques géants de Port 2000, au Havre. À l'est, le pont de Normandie. En face, Honfleur. Une nuée d'oiseaux s'envolent : "des bécasseaux variables", éclaire Faustine, qui reporte sur un petit carnet le nombre estimé d'individus. Un peu plus loin, les huîtriers pies taquinent les vers avec des courlis cendrés aux longs becs. Eux aussi seront comptabilisés sur le papier.
Un vol de bécasseaux, compté d'un coup d'œil par les chargés de mission de la réserve. - Michel Creze
"Nous renouvelons ce type de comptage tous les mois, simultanément sur plusieurs secteurs, pour avoir une idée la plus exhaustive possible des populations d'oiseaux", détaille la spécialiste. Un travail entamé par le Groupe ornithologique normand avant la création de la réserve, en 1997. "Avoir des données sur le temps long permet d'évaluer si des espèces sont en augmentation ou diminuent et, au besoin, d'alerter, d'élaborer des hypothèses voire des leviers d'action pour les préserver." Présent par milliers auparavant, le bécasseau arrive péniblement à quelques centaines d'individus aujourd'hui. A contrario, le héron garde-bœufs, qui hiverne habituellement en Camargue, semble se plaire dans la réserve. "On en recensait autrefois quatre ou cinq en hiver. Désormais, c'est plutôt 400 ou 500 !" Conséquence du changement climatique ? C'est une hypothèse. "Le fait de l'observer chez nous, avec des hivers moins rigoureux, laisse penser que, la température se réchauffant, il est beaucoup plus présent." Les chiffres sont aussi comparés à d'autres échelles : région, France, Europe voire au-delà. "Cela permet de savoir si nous sommes les seuls à voir une population évoluer ou si c'est mondial. Certains oiseaux des roselières se portent très bien chez nous, mais sont rares ailleurs en France", rappelle Faustine Simon.
Le héron garde-boeufs semble bien se plaire dans la réserve. - Michel Creze
"Un réacteur biologique"
Avec ses 8 500 hectares, dont 4 500 marins, la réserve est "un réacteur biologique très important", pointe son collègue Thomas Lecarpentier, en charge du suivi des poissons et mammifères marins. "Elle concentre 80 % des espèces que l'on trouve sur l'ensemble de l'estuaire de la Seine jusqu'à Poses (Eure)." Un milieu cloisonné par les endiguements, les extensions portuaires. "Prédire comment va réagir la nature à ces aménagements est toujours très compliqué. L'estuaire subit tout cela au fur et à mesure, sur du long terme, c'est ce que l'on appelle les effets cumulés", poursuit le chargé de mission. Si les phoques semblent apprécier de trouver des reposoirs (lire ci-dessous), le comblement de l'estuaire risque d'amenuiser la ressource utile aux oiseaux migrateurs, aux poissons marins juvéniles qui viennent y grossir avant de repartir en mer. Concilier les changements climatiques à venir dans cet estuaire très anthropisé sera le plus gros défi, dans les prochaines décennies.
Les animaux sauvages de notre territoire.
Le Chene, vigie essentielle de la faune sauvage
Depuis plus de quarante ans, le Chene est un maillon essentiel pour la protection des espèces sauvages dans le pays de Caux.
La blessure est encore vive, pour les quatre salariés et près de 180 bénévoles du Chene, le centre de sauvegarde de la vie sauvage en détresse. Fin janvier, l'association implantée à Allouville-Bellefosse, près d'Yvetot, se retrouve clouée au pilori médiatique et numérique, alors qu'un phoque gris adulte est venu s'échouer sur la plage d'Étretat. "C'est lamentable. Sea Shepherd, c'est fini", peste Alain Beaufils, directeur du Chene. Face à la pression de l'ONG, et alors qu'il avait été décidé avec l'observatoire Pelagis, coordinateur du réseau national d'échouage, de ne pas intervenir, l'animal mourant est finalement conduit au centre de soin. Il y mourra quelques heures plus tard.
La mortalité des hérissons
Un épisode qui représente de façon exacerbée certaines réactions extrêmes auxquelles est confronté le Chene, qui accueille environ 2 500 animaux sauvages par an. "Le plus compliqué, ce ne sont pas les animaux, ce sont les gens", poursuit Alain Beaufils. Ne pas nourrir un animal recueilli avant de le déposer au centre, ne pas le caresser… Des consignes "de bon sens" qui ne sont pas toujours comprises. "Une caresse, c'est une agression pour un animal sauvage. Imaginez qu'un homme que vous ne connaissez pas vienne vous caresser dans la rue !", abonde le directeur, prompt à parler en images, "pour que les gens comprennent". Phoques mais aussi chauve-souris, oiseaux, chevreuils, reptiles, etc. Certains arrivent blessés, après un accident de voiture ou une brûlure dans une cheminée. D'autres souffrent de maladies ou de parasites. "Notre but est de les soigner pour les relâcher. Nous sommes aussi des sentinelles, quand il y a quelque chose de suspect." Comme la réserve de l'estuaire de la Seine ou le GECC, le Chene est confronté à une évolution de la biodiversité. "Certaines espèces comme le courlis cendré ou le vanneau huppé sont en déclin", constate Alain Beaufils. Pendant deux ans, c'est la surmortalité des hérissons qui était au cœur d'une vaste recherche menée par le Chene, avec des échantillonnages menés sur près de 200 individus. La présence de métaux lourds a notamment été détectée, des toxiques qui pourraient affecter leurs défenses immunitaires. L'hypothèse n'a pas encore été confirmée, face à l'absence de financements publics pour poursuivre les investigations.
Les dons de particuliers représentent pour le Chene une grande partie du financement. L'association espère être, à l'avenir, reconnue d'utilité publique. Depuis des années, elle dispose aussi d'un espace découverte pour sensibiliser le public, rappelle le directeur. "Quand on connaît mieux, on respecte mieux."
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Cétacés en Normandie, une histoire ancienne
Un livre pour en savoir plus.
À l'occasion des 25 ans du Groupe d'étude des cétacés du Cotentin (GECC), Gérard Mauger retrace dans un livre paru en 2022 la vie cachée des cétacés en Normandie.
Pêchés pour leur huile
Grâce aux archives, l'auteur a pu retracer l'histoire ancienne des cétacés dans la région. La chasse baleinière était une pratique courante au Moyen-Âge. "L'abbaye de Jumièges était connue pour capturer les marsouins et fabriquer de l'huile afin d'alimenter les lampes à huile", note Gérard Mauger. Le premier grand dauphin observé formellement remonte à 1551, une femelle gestante pêchée près du Tréport. "Avant, on ne faisait pas tellement la différence entre dauphins et baleines, on appelait cela des poissons gras."
Une baleine-théâtre
L'auteur s'est aussi plongé dans des histoires croustillantes relatées - pas toujours très fidèlement - par la presse de l'époque, comme cette baleine échouée en 1665 en baie du Mont Saint-Michel qui aurait causé un tremblement de terre ! Ou encore l'histoire de la baleine de Villerville, sur la côte opposée au Havre, échouée à la fin des années 1800 et dont la carcasse a été récupérée et traitée pour en faire un théâtre. Vendue à un théâtre parisien, elle fut détruite dans un incendie.
Où le trouver ?
La vie cachée des cétacés en Normandie, Gérard Mauger, édité par le GECC.
Prix public 26,50 €.
En vente sur gecc-normandie.org ou via des librairies partenaires.
Près de 500 grands dauphins près de chez nous
Depuis plus de 25 ans, le Groupe d'études des cétacés du Cotentin recense les dauphins et autres mammifères marins qui évoluent près des côtes normandes.
Voilà plus de 25 ans que le Groupe d'études des cétacés du Cotentin (GECC) étudie les mammifères marins des côtes normandes. Basée à Cherbourg (Manche), l'association est notamment missionnée par l'Office français de la biodiversité pour le suivi des grands dauphins, cette race popularisée par la série Flipper ou le film Le Grand Bleu.
Ils font partie des espèces qui ont "posé leurs bagages en Normandie", dixit Gérard Mauger, vice-président du GECC. Pour identifier les différents individus, l'association photographie les nageoires dorsales des animaux, qui présentent chacune des marques uniques, un peu comme l'empreinte digitale d'un humain. "Cela nous a permis de constituer un catalogue d'environ 500 dauphins et de définir leur aire de répartition." Une zone qui s'étend de Saint-Brieuc au nord-Cotentin, en passant par les îles anglo-normandes, jusqu'à la baie de Seine. "Mais on nous remonte de plus en plus d'observations en Seine-Maritime, au Havre, même à Dieppe, sans que l'on ne sache pour l'instant s'il s'agit de la même population." C'est l'un des chantiers à venir pour le GECC qui s'appuie, dans ce secteur, sur un réseau d'observateurs bénévoles, via son application mobile lancée en 2016, Obsenmer. Particuliers ou professionnels de la mer peuvent y partager des photos. "Ce n'est pas un outil scientifique de premier ordre, mais c'est très précieux."
La Manche, un couloir de passage
Outre cette espèce sédentaire, la Manche est aussi "un couloir de passage entre la mer du Nord, la Baltique et l'Atlantique" pour les cétacés. De nombreuses espèces en transit sont régulièrement observées : rorqual commun, petit rorqual, baleine à bosse, dauphin de Risso, dauphin commun, marsouin, globicéphales, etc. L'été dernier, une orque et un béluga en perdition dans la Seine ont été au cœur de l'actualité. "Le béluga était en fin de vie, avec des dents complètement usées et probablement des troubles neurologiques qui l'ont conduit à perdre son groupe. Il serait mort, quoi que l'on ait fait. Même chose pour l'orque qui était déjà très amaigrie et affaiblie à son entrée dans le fleuve", estime Gérard Mauger, alors en première ligne auprès des autorités. "On y met de l'affectif, comme si un mammifère marin n'avait pas le droit de mourir. Mais cela fait partie du vivant, il faut l'accepter", poursuit le spécialiste, qui regrette "la dramatisation de ces phénomènes".
Ces cas "très exceptionnels" n'inquiètent pas le GECC. Gérard Mauger pointe en revanche des taux de polluants "assez alarmistes" que l'association a détectés dans les tissus de dauphins morts ou vivants. "Ils vivent dans un milieu qui a été pollué sans compter par le passé, comme la baie de Seine. Si certains produits sont interdits aujourd'hui, ils restent dans les sédiments, en bruit de fond." Le GECC a aussi mis au jour du plastique dans les estomacs d'un rorqual ou d'une tortue luth. "Les cétacés sont des prédateurs supérieurs, en haut de la chaîne alimentaire, comme nous, les humains. Leur état sanitaire est important à prendre en compte, car certaines pathologies peuvent être communes."
Veaux marins et phoques gris de retour dans la réserve
Absents pendant des décennies, les phoques vivent de nouveau à l'année dans la réserve de l'estuaire de la Seine.
Il est encore trop tôt pour parler de colonie. Mais alors que, depuis des décennies, on n'observait qu'un ou deux phoques par an dans l'estuaire de la Seine, "des individus sont désormais présents à l'année", constate Thomas Lecarpentier, spécialiste des animaux marins à la Maison de l'estuaire. Il s'agit de phoques veaux marins et de phoques gris, que l'on rencontre communément sur les côtes de la Manche.
Du poisson pour se nourrir
Pourquoi ce retour, progressif, depuis une dizaine d'années ? "Difficile de tirer des conclusions, mais il y a plusieurs pistes qui, mises bout à bout, pourraient l'expliquer, établit Thomas Lecarpentier. Ce retour peut être synonyme d'une amélioration de la qualité de l'eau et d'une amélioration de la ressource en poissons en baie de Seine, qui contribuent à la présence du phoque." Un autre élément doit être pris en compte : le comblement de l'estuaire, lié aux endiguements et aménagements successifs nécessaires à l'industrie portuaire, entraîne la création de reposoirs. Un "dommage collatéral bénéfique" pour les phoques, qui en profitent à marée basse. "S'ils sont là, c'est qu'ils y ont un intérêt, une certaine quiétude, remarque Thomas Lecarpentier, mais c'est aussi ce qui nous inquiète." La recolonisation en cours peut attirer badauds ou plaisanciers, occasionnant un dérangement pour les phoques et les espèces d'oiseaux qui les entourent. "C'est pour cela que l'outil 'réserve naturelle' est important."
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