À 40 ans, Nicolas Navarro a déjà habité plus de la moitié de sa vie le magnifique château du Taillis, à Duclair. Il y vit désormais avec son épouse et ses deux enfants. Mais son quotidien n'a rien de celui du châtelain plein aux as… C'est au contraire un casse-tête de chaque instant pour tenter de maintenir en état un patrimoine qui avait été laissé à l'abandon. Ses parents ont acheté le château en 1998, sur un coup de cœur. La propriété, constamment agrandie entre le XVIe siècle et la Révolution française, a changé de main pour l'équivalent de quelques centaines de milliers d'euros d'aujourd'hui. "L'acquisition n'est pas insurmontable, c'est le prix d'une maison sympa. Un château, ça fait rêver", explique aujourd'hui le passionné d'histoire. La famille était loin de s'imaginer l'ampleur de la tâche tant ce château était en mauvais état. Très vite, ils comprennent qu'il va falloir gagner de l'argent pour l'entretenir. Le réseau d'eau fuit et donne des factures à 5 000 euros. Des parties du château s'effondrent et doivent être soutenues par des étais… "Dès que vous voulez faire quelque chose, cela vous coûte 20 000 euros ! Ça a merdé pendant des années ! On a failli vendre plusieurs fois !"
Le château du Taillis présente une imposante façade de 60 mètres de long.
"On recevait les gens dans un taudis"
Très vite, dès 1999, une structure commerciale, la SAS château du Taillis, est créée et la famille a ouvert les portes de sa maison au public pour faire des réceptions, des séminaires et des mariages. "Ça a permis de payer le crédit", explique le propriétaire, qui se souvient qu'au début, "on recevait des gens dans un taudis". Nicolas Navarro va très vite se consacrer exclusivement à la tâche. Au minimum, il faut aujourd'hui compter 5 000 euros de charge par mois. Tout ce qui vient en excédent est mis de côté pour financer ensuite des travaux. "Je gagne 1 200 euros par mois", explique Nicolas Navarro, qui, sans se plaindre, est exaspéré par l'image du châtelain bourgeois que certains voudraient lui donner. Lui se sent investi d'une mission qui est de laisser une trace, de sauver un patrimoine, dont il est tombé amoureux. Chaque année, 4 000 à 5 000 euros partent dans la toiture. Refaire l'assainissement : 35 000 euros, le réseau d'eau : 15 000 euros. Et puis, il y a eu la maçonnerie pour la grange, les écuries et les énormes frais d'architecte qui s'ajoutent. Derniers travaux en date, ceux d'une aile du château pour refaire la maison du chapelain, désormais transformée en gîte. Au total, 350 000 euros de travaux, dont 200 000 qui sont restés à la charge du propriétaire après les diverses subventions. Un gouffre financier permanent. Mais Nicolas Navarro ne manque pas de ressources. En plus des réceptions, il a développé de l'événementiel avec, par exemple, les commémorations du 8 mai, chaque année, pour lesquelles il accueille plusieurs milliers de visiteurs. Des visites sont aussi organisées, notamment la nuit à la bougie. Aujourd'hui, le modèle économique tient bon. Prochaine étape, la chaudière, une antiquité à changer. Coût estimé : encore 35 000 euros pour que toute la famille ait un peu plus chaud l'hiver.
Des travaux contraignants
Sur les bâtisses inscrites ou classées aux monuments historiques, les architectes du patrimoine et services de l'État veillent à ce que les propriétaires respectent l'esprit des lieux.
Sur les édifices anciens et protégés, les propriétaires doivent faire appel à un architecte du patrimoine pour la gestion des différents projets de travaux. "Ça peut-être des édifices publics ou privés", précise Céline Berville, architecte du patrimoine à Rouen, qui a notamment travaillé sur le Manoir de l'Aumônerie à Saint-Martin-de-Boscherville.
Inscription ou classement
Il existe deux types de protection, l'inscription aux monuments historiques ou le classement aux monuments historiques. "C'est la petite et la grosse protection", précise l'architecte. La démarche reste la même. "Il faut présenter son projet de façon que l'on soit sûr qu'il respecte la qualité patrimoniale de l'édifice." Des dossiers sont à soumettre à la Conservation régionale des monuments historiques, qui vérifie que les travaux sont faits correctement "avec des matériaux adaptés et des techniques adaptées". Le cahier des charges est variable en fonction du bâtiment : "On ne restaure pas de la même manière suivant la protection, la période de construction et la région de construction."
Un accès aux subventions
Les travaux sont donc forcément plus coûteux, mais la protection donne accès à des subventions. "Il y a un financement par la Direction régionale des affaires culturelles [Drac], qui subventionne une partie des travaux pour pallier la plus-value sur les monuments historiques", détaille l'architecte.
Le montant de la subvention dépend du niveau de protection.
"Il faut mettre en place le modèle économique"
Au Manoir de l'Aumônerie, Erwan et Sophie de Saint-Seine ont vu un potentiel économique et mis sur pied, dès l'achat, un plan pour rénover les lieux sur 20 ans, tout en habitant sur place.
Erwan et Sophie de Saint-Seine ne sont pas illuminés, ni de riches héritiers. Lorsqu'en 2018 ils rachètent le manoir de l'Aumônerie, à Saint-Martin-de-Boscherville, une vieille maison du XIIIe siècle en pierres de Caumont (comme l'abbaye de Jumièges) et tous ses bâtiments agricoles délabrés, ils savaient exactement où ils voulaient aller. "On voulait une vie de famille dans un monument historique et participer à la restructuration d'un bout de l'histoire locale", explique Erwan de Saint-Seine. Comme pour le château du Taillis (lire par ailleurs), l'achat n'a pas vraiment été un problème. La vente d'un appartement de 50 m2 à Paris en 2018 a suffi, peu ou prou. Mais là n'est pas vraiment la question. Le couple établit un plan de travaux sur 20 ans. "J'estime à quatre ou cinq fois l'achat ce que vont nous coûter les travaux", annonce Erwan de Saint-Seine : un chiffrage en millions d'euros. Très vite, le couple pense au modèle économique qu'il va falloir mettre en place. Sophie devient gérante de la Sarl du Manoir de l'Aumônerie. Erwan a conservé son emploi dans le transport et la logistique pour financer la "vie courante" de la famille.
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"On sait que ce projet est un fil à la patte"
Tout de suite, le couple se lance dans les travaux pour ouvrir rapidement deux gîtes, dans la crémerie puis dans la longère. Un troisième doit ouvrir prochainement, dans l'ancien four à pain. En ce moment, les travaux de réfection d'un gigantesque pressoir se terminent : il va devenir une salle de réception dès cet été, pour des séminaires ou des événements privés pour une cinquantaine de personnes. Coût de ce projet uniquement : quasi 500 000 euros, dont 200 000 à la charge des propriétaires. "Chaque pôle du modèle économique est rentable, assure Erwan de Saint-Seine. Mais j'ai besoin de tous les pôles pour restaurer les lieux sur 20 ans", étant donné les montants colossaux des travaux sur des bâtisses inscrites, entièrement ou en partie, aux monuments historiques. Chaque euro de bénéfice est immédiatement réinvesti dans les lieux.
Dernière activité : l'événementiel, avec une programmation l'été de visites des jardins, de la chapelle, un marché de créateurs… Plusieurs milliers de visiteurs sont accueillis chaque année sur place. "On sait que ce projet est un fil à la patte, mais c'est inférieur au bonheur de rénover cette bâtisse de 800 ans et d'accueillir des visiteurs heureux." Même si la vie de famille doit s'adapter, avec un gîte à moins de 10 mètres de la maison. Cette maison du XIIIe où ils vivent est d'ailleurs ce qu'ils restaureront en dernier, même s'il y fait 14 degrés l'hiver. "On investit d'abord dans les travaux qui vont aussi rapporter de l'argent", détaille Erwan de Saint-Seine. Certains de ces travaux, avec la restauration de la chapelle, ne sont d'ailleurs pas encore chiffrés, pour éviter les vertiges. "Si on avait tout fait chiffrer au début, on n'achetait jamais", lâche-t-il dans un sourire. Aucun regret pour le couple sur ce projet d'une vie, malgré les sacrifices. "C'est 100 % de notre temps libre, 100 % de nos ressources, 100 % de notre charge mentale, mais on espère ensuite transmettre ce patrimoine à nos enfants", conclut le passionné.
La Mission patrimoine au secours des propriétaires
Au château du Taillis comme au manoir de l'Aumônerie, la Mission patrimoine, portée par Stéphane Bern, a permis de financer des projets que les propriétaires auraient été contraints de laisser de côté.
Les travaux sur des bâtiments inscrits ou classés aux monuments historiques impliquent des contraintes pour les propriétaires. Cela les oblige à respecter les lieux, à faire appel à un architecte du patrimoine, à des artisans avec des compétences spécifiques. Mise en place lors du quinquennat d'Emmanuel Macron, la Mission patrimoine, confiée à Stéphane Bern et déployée par la Fondation du patrimoine et le ministère de la Culture, permet aussi des financements non négligeables sur des projets spécifiques.
Une rencontre à l'Élysée
Au château du Taillis, c'est ce qui a permis de refaire une magnifique serre, bâtiment de jardin rarissime à notre époque. "Pour la serre, on avait capitulé, admet Nicolas Navarro, propriétaire du château. Il fallait 100 000 euros." Il participe finalement à la sélection et le bâtiment a tapé dans l'œil de Stéphane Bern. Nicolas Navarro a même été reçu à l'Élysée, avec d'autres lauréats, par le président de la République. "Je ne me sentais pas à ma place", sourit aujourd'hui le propriétaire. 60 000 euros ont ainsi été donnés par la Mission du patrimoine et 20 000 par des mécènes. De 100 000 euros, il ne lui restait plus que 20 000 euros à investir sur ses fonds propres. De la même manière, la Mission du patrimoine a été séduite par le pressoir du Manoir de l'Aumônerie, à Saint-Martin-de-Boscherville, et a investi 187 000 euros dans les travaux, soit environ un tiers de la somme totale.
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