Le phénomène est en pleine expansion à Rouen. Celui des dark kitchen, aussi appelés restaurants virtuels ou restaurants fantômes. Ces établissements n'existent qu'en ligne, pour de la livraison, via les géants qui dominent le secteur, Uber eats et Deliveroo. Le restaurant Holy Moly, rue de la République, a été précurseur dans le domaine. Les cuisines sont désormais utilisées pour proposer six autres concepts différents d'Holy Moly à la livraison, qui ont leur entité propre sur Deliveroo : de la poutine, de la raclette, des hot-dogs ou encore une offre végétarienne… Des concepts qui sont désormais créés directement sur place par le cuisinier, Grégory Mazeyrac. Lui en est persuadé : "La dark kitchen, c'est l'avenir !" La preuve : l'établissement a augmenté ses bénéfices pendant le confinement, quand d'autres restaurants tiraient la langue, et a même embauché. Et à en croire le ballet incessant de livreurs devant l'enseigne, la clientèle est bien là. "On fait 80 commandes par jour en moyenne, plus lors d'un match de foot", explique le chef cuisinier. Mais la qualité n'est-elle pas sacrifiée sur l'autel du volume de commandes ? Grégory Mazeyrac assure que non. "Tout ce qu'on prépare est frais", confie-t-il, au moment où il s'emploie à blanchir près de 800 kilos de pomme de terre, fraîchement livrées. Évidemment, l'organisation dans la cuisine est primordiale : trois postes bien définis pour les sept concepts. "On coupe tout à l'avance pour que cela soit prêt dans des bacs numérotés, explique le chef. C'est un peu une organisation à la McDo." Pour faciliter les choses, des mêmes produits sont utilisés sur plusieurs marques, comme la sauce cheddar ou les frites.
La plus grande dark kitchen,
place du Vieux-Marché
Le potentiel des dark kitchen, Shane Cauvin l'a lui aussi bien senti. Propriétaire de plusieurs restaurants place du Vieux-Marché, il s'est lancé, pendant le confinement, au sein de la cuisine de La Terrasse. "Je ne pouvais pas rester sans rien faire", lâche-t-il. Devant le succès du phénomène, il a investi avec un partenaire à la sortie du confinement en rachetant un restaurant de la rue de Crosne pour le transformer en un grand laboratoire et lieu de stockage pour le frais et le surgelé : la plus grande dark kitchen de Rouen. Quatre restaurants virtuels sont basés à cette adresse. Des concepts qu'il a créés, comme pour Fatboy burger, et d'autres récupérés d'un partenaire, Taster, créé par un ancien salarié de Deliveroo. Le partenariat permet de récupérer les recettes et les fournisseurs. Sept salariés se relaient en permanence dans l'établissement, avec un poste de travail par concept pour préparer les quelque 180 commandes reçues quotidiennement. Le volume, c'est la clé de la rentabilité, "parce que les plateformes prennent 30 % de marge sur chaque commande", confie l'entrepreneur, qui a toutefois pu négocier une petite ristourne, vu la taille de son établissement. Le reste est une affaire de marketing. "Il faut être très présent sur les réseaux et proposer régulièrement des promotions pour remonter dans l'algorithme des plateformes", explique Shane Cauvin.
La dark kitchen comme un galop d'essai
À l'inverse d'une concurrence à la restauration traditionnelle, certains entrepreneurs considèrent la dark kitchen comme un moyen de tester leur concept à moindre risque, quitte à lancer leur restaurant dans un second temps.
La dark kitchen peut-elle être rentable ? Avec les marges prises par les plateformes, 30 % de chaque commande si aucun accord n'a été conclu, il faut générer un certain volume. Malgré tout, la marge rognée est compensée par l'économie sur le personnel de service et sur l'investissement de départ : aucune enseigne n'est à créer, aucune décoration de salle n'est à prévoir. Pour se lancer, il suffit finalement d'avoir un endroit où cuisiner et de contacter les plateformes Uber eats et Deliveroo qui vont simplement facturer le prix de la tablette et de l'imprimante à tickets qui permettent de recevoir les commandes. Là où certains voient une opportunité commerciale et proposent de grands volumes de commandes type fast-food, d'autres ont vu dans cette liberté la possibilité de tester sans trop de risques un concept de restaurant, pour voir si la clientèle répondait présent.
"Si le concept ne marche pas,
il suffit de reprogrammer
la tablette"
C'est le cas d'Ethraïm Added, qui s'est lancé avec Clément Szulc. Au départ, les deux associés proposaient de mettre à disposition un laboratoire tout équipé pour des événements précis ou pour des dark kitchen. Avec le temps, ils ont décidé de se lancer eux-mêmes, en septembre 2021, avec M. Patachon. "Il y a vraiment eu un boom sur le concept en janvier 2022", indique Ethraïm Added. Et pour lui, le risque est minimum : la cuisine est une location sur la rive gauche de Rouen, plutôt bon marché, et était déjà tout équipée. L'investissement est donc faible et a permis de tâter le marché pour ses burgers un peu franchouillards pour lesquels les associés ont choisi de miser sur la qualité : de la viande fraîche et des produits du terroir, le plus possible locaux. "On a voulu revisiter la cuisine française à travers la street food", décrit l'entrepreneur. Le concept fonctionne, mais les marges dégagées, rognées par les plateformes, sont un peu faibles. Le duo a donc décidé de se lancer en commandes à emporter au comptoir. Et malgré leur présence dans une rue peu passante de la rive gauche, quelques clients se déplacent.
Bientôt un vrai restaurant
Avec un quart de la clientèle qui vient au comptoir, "la marge des plateformes a été réduite à 19 % de notre total de commande", explique Ethraïm. Mais l'ancien étudiant en commerce veut voir plus loin : le concept ayant fait ses preuves, il cherche désormais à investir dans un restaurant M. Patachon, qui aurait pignon sur rue et qui pourrait ouvrir prochainement. Et pas question de s'arrêter là. Dans l'espace libéré, il entend lancer deux nouvelles dark kitchen, un concept de cuisine grecque et un concept pour les amateurs de viandes. "Si le concept ne marche pas, on peut en changer avec les dark kitchen. Pas besoin de refaire une devanture et de nouveaux investissements. Il suffit juste de reprogrammer la tablette d'Uber eats ou de Deliveroo", explique-t-il, débordant d'idées.
D'autres dark kitchen rouennaises, comme chez Holy Moly ou sur la place du Vieux-Marché (lire par ailleurs) fonctionnent aussi sur ce même principe : si le concept ne fonctionne pas ou plus, il est abandonné pour laisser la place à un autre.
"Je n'ai pas d'inquiétude sur la compétition avec les dark kitchen"
Philippe Coudy, président de l'UMIH de Seine-Maritime, prend note de l'existence des dark kitchen, mais ne les considère pas comme une menace directe pour la restauration traditionnelle.
Philippe Coudy est le président de l'UMIH de Seine-Maritime, le principal syndicat de l'hôtellerie-restauration.
Quel regard portez-vous sur le phénomène des dark kitchen qui accompagne
l'explosion de la livraison à domicile ?
C'est un marché en développement, qui s'adresse principalement aux 18-30 ans et qui est axé sur la young food : les tacos, les pizzas, les burgers… On dirait la malbouffe, si on devait traduire…
On ne trouve donc pas d'offre de qualité
sur les principales plateformes ?
Le marketing amène à se différencier. On pourrait voir des offres plus qualitatives se développer. Mais les commissions sont démentes sur les plateformes. C'est 30 % de commission TTC pour un restaurateur indépendant ! Ces commissions obligent à se spécialiser dans la restauration rapide et les gros volumes pour être rentables. C'est ce qui entraîne la création de dark kitchen.
La restauration classique est-elle menacée par les dark kitchen ?
Je n'ai pas d'inquiétude sur la compétition avec les dark kitchen. Mais c'est une activité commerciale qu'il faut déconnecter de l'image de la vraie restauration. Nous travaillons au niveau national pour que le terme restaurant soit réservé à ce qui est frais et fait maison. Les restaurants sont face à ce défi d'améliorer leur accueil, leur prestation, leur service pour se démarquer. Les hommes et les femmes auront toujours besoin de se retrouver autour d'un verre et d'un repas, et ce à l'extérieur du domicile.
Comment les plateformes encouragent les dark kitchen
En multipliant et en favorisant la création de concepts sur leurs sites, les grandes plateformes encouragent finalement la création des dark kitchen.
Les grandes plateformes qui dominent le marché, Uber eats et Deliveroo, favorisent par leur fonctionnement le développement des dark kitchen. Car il est très facile de proposer un concept, comme nous l'ont indiqué plusieurs restaurateurs. Il suffit de contacter les plateformes qui vont passer pour prendre des photos et référencer ensuite le restaurant ou la dark kitchen sur son service. Seuls frais à payer : la tablette et l'imprimante à tickets mis à disposition pour recevoir les commandes. La rémunération se fait sur les 30 % de commission pris sur chaque commande, toutes taxes comprises. Une commission gourmande, qui pousse les restaurateurs à augmenter leur volume, ou augmenter les prix en livraison pour rester rentables.
Avoir une offre la plus large possible
"Leur but, c'est qu'il y ait le plus de restaurants possible sur leur service. Comme ça, le restaurant est noyé dans la masse et ils proposent de faire payer pour de la pub", explique Quentin Gildas, gérant de Poppy's fish and chips, qui a rejoint les plateformes. Sans dark kitchen, Quentin Gildas a aussi séparé le concept fish and chips de celui de ses burgers sur les plateformes. "Pour le fish and chips, le temps de préparation est moins long, donc on est mieux référencés", explique-t-il. Il lui a suffi de commander une tablette supplémentaire. Contactés par notre rédaction, les services presse des plateformes Uber eats et Deliveroo n'ont pas donné suite à nos demandes d'interview.
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Et bien je plains les riverains à proximité de ce type d 'établissement.