Sous le grand chapiteau, posé entre le parc national des Calanques et la prison des Baumettes, dans cette ville du sud de la France, un cheval fougueux fait son manège: Arjuna enchaîne démarrages en trombe, cabrés et demi-tours face à son cavalier pour cette séance de jeux.
"C'est un rêve de môme !", sourit Manolo, 49 ans, qui a fondé la compagnie du Théâtre du Centaure en 1989, vite rejoint par Camille, artiste touche-à-tout aussi intéressée par le théâtre que l'architecture.
Porté par le personnage mythologique du centaure, mi-homme mi-cheval, le duo d'artistes revisite de grands classiques et invente de nouvelles histoires. Il a mis en scène 14 créations jouées dans ou hors les murs à Paris, Berlin, Singapour, Istanbul, au Maroc ou au festival d'Avignon, rendez-vous international majeur du spectacle vivant contemporain.
Dans l'univers éclectique du spectacle équestre français - d'Alexis Gruss à Bartabas -, le Théâtre du Centaure se démarque par son travail axé sur l'identité, questionnée par le voyage, la nature et le temps qui passe.
Avec le cheval, "c'est vraiment l'altérité, on décide d'être en communion, d'être en correspondance avec l'autre", glisse d'une voix douce Camille, 46 ans, aux racines camarguaises.
"Ça ne m'intéresse pas du tout de faire une suite de numéros techniques basés sur la prouesse (...) de montrer le dressage des chevaux", explique Manolo, qui se définit comme un "raconteur d'histoire" en "quête de symbiose".
La rencontre des deux artistes a conjugué leurs deux trajectoires: lui, rêveur intellectuel qui consacra son mémoire à "l'acteur centaure" et créa ses premiers spectacles avec des ados qu'il emmenait en rando dans les contrées bourguignonnes; elle, voyageuse férue de théâtre balinais.
Ensemble, ils ont laissé tomber leurs patronymes et les oripeaux du spectacle équestre: leurs costumes sont simplifiés, leurs chevaux harnachés sans apparat. Leur passion s'apparente au sacerdoce tant il faut, sans relâche, prendre soin de leurs "moitiés animales".
La compagnie a rejoint Marseille en 1995 et a récemment posé ses écuries en bois sculpté - et recyclé - au sud de la ville.
Port, gares, prison
"Ce ne sont pas des gens installés, ils ont toujours besoin de régénérer leurs gestes, de continuer d'inventer des performances", observe le dramaturge Fabrice Melquiot, qui a collaboré avec eux pour trois créations, dont "Centaures, quand nous étions enfants", qui sera joué du 10 au 12 octobre à La Réunion.
Après un "acte fondateur" autour de l'adaptation du drame social de Jean Genet "Les Bonnes", puis du "Macbeth" de Shakespeare, le Théâtre du Centaure s'est invité dans l'espace public.
Pour "Cargo", Camille, juchée sur son cheval noir, galope de nuit sur la digue du port industriel de Marseille, suscitant l'étonnement du service de sécurité. La "TransHumance" entourée de 4.000 bêtes dans les rues marseillaises et les "Surgissements", apparitions inattendues dans la cour des Baumettes ou dans les gares, achèvent d'ancrer le mythe centauresque dans le réel.
Pour réussir ce trompe-l'œil, Camille et Manolo doivent tisser avec leurs chevaux une relation de confiance. "On travaille pendant des années avec eux pour que petit à petit ils deviennent la moitié de nous-mêmes", résume Manolo, devant le box de Tao, son "p'tit bonhomme"... un Percheron d'une tonne.
"Manolo est une personne foncièrement tendre, entière" et "Camille a une très grande force, qui vient de blessures", confie M. Melquiot, qui décrit deux personnalités "très différentes" mais "tenaces dans le travail".
En parallèle de leurs projets communs, ils poursuivent leurs propres envies: en vue d'un prochain court-métrage, Manolo s'entraîne avec son fidèle Indra, Espagnol à la robe de jais, qu'il emmène nager dans la calanque de Sormiou, aux portes de Marseille.
Dans la lumière du matin, le centaure Manolo-Indra s'avance dans les eaux turquoises sous le regard de quelques badauds ébahis. Depuis la plage, Nala, 7 ans, suit la scène avec ses yeux d'enfant: "Maman, est-ce que ça existe encore les centaures ?"
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