Après une série d'échecs, d'hésitations et d'imprévus, le "chantier du siècle", prouesse à 100 milliards de FF (15,2 milliards d'euros), trace une frontière terrestre empruntée depuis par près de 430 millions de voyageurs et par laquelle transite un quart des échanges commerciaux entre le Royaume-Uni et l'Europe.
L'idée en remonte à 1802 lorsque l'ingénieur français Mathieu-Favier soumet le premier grand plan de tunnel à Napoléon Bonaparte.
Ponts, digues, tubes, îles artificielles... une centaine de projets éclosent au XIXe siècle.
L'un d'eux reçoit l'approbation de la reine Victoria et de Napoléon III en 1855: une locomotive dans un tunnel foré, imaginé par le Français Aimé Thomé de Gamond. L'épineux problème de la ventilation est résolu avec le Britannique William Low.
Près de deux kilomètres de galeries sont creusés de part et d'autre de la Manche entre 1878 et 1883. Mais les "raisons stratégiques" du gouvernement britannique et la Grande dépression de 1873 enterrent le projet.
Il ne resurgit que 75 ans plus tard, après les deux guerres mondiales. Un Groupement d'études pour le tunnel sous la Manche est créé en 1957, à la faveur de la Communauté économique européenne (CEE) qui naît la même année.
En 1973, 300 mètres sont creusés à Sangatte (Pas-de-Calais) et 400 mètres près de Douvres. Mais, le gouvernement britannique change de main. Pour des raisons budgétaires, Harold Wilson abandonne les travaux en 1975.
Pont ou tunnel ?
L'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en 1979 et de François Mitterrand en 1981 relance une dernière fois le projet.
Quatre propositions sont mises sur la table: un pont route-rail, un pont-tunnel route-rail, un tunnel route-rail et un tunnel ferroviaire.
Une majorité de Britanniques préfère une liaison routière, à l'instar de Margaret Thatcher, tandis que les Français privilégient l'option ferroviaire.
C'est finalement l'idée d'un double tunnel ferroviaire sous-marin, long de 50,5 km, qui est retenue, scellée par le traité franco-britannique de Canterbury le 12 février 1986.
Le plus grand chantier européen mobilise jusqu'à 15.000 personnes. Côté français, 4.100 travailleurs sont recrutés, essentiellement dans le Nord-Pas-Calais. De l'autre côté, près du double d'ouvriers sont employés, dont certains reconvertis après les fermetures de mines.
Au rythme de "500 mètres par mois", l'AFP suit l'avancée des tunneliers. "5", "4", "3" kilomètres restants se succèdent en titre des dépêches, marquant le compte à rebours d'un chantier qui accumule retards, grèves et soucis techniques.
A travers la craie
Le 1er décembre 1990, "à 12h12", deux ouvriers, le Francais Philippe Cozette et le Britannique Robert Graham Fagg percent un premier trou à travers la craie gris-bleu. Leur photo, drapeau à la main, fait le tour du monde.
Après six ans d'ouvrage, le tunnel est livré en décembre 1993. Au moins neuf ouvriers y ont perdu la vie, dont sept Britanniques.
"Au cours de ce siècle, au plus dur de l'épreuve, la conjugaison de l'élan français et du pragmatisme britannique a fait merveille", déclare Elizabeth II, en français, après être passée sous la Manche à 160 km/h pour inaugurer le tunnel à Coquelles (Pas-de-Calais) le 6 mai 1994, six mois avant les premiers voyageurs.
"Nous avons, Madame, désormais une frontière terrestre", fait valoir François Mitterrand, saluant "une forme d'avènement de l'Europe".
A bord d'une Rolls-Royce royale, la reine et le président entrent ensuite dans un train-navette pour rejoindre le terminal de Cheriton (Kent). Le Prince Philip et Danielle Mitterrand suivent dans une SM Maserati de l'Elysée.
Pendant la traversée de 25 minutes, officiels et journalistes, sortis de leurs cars respectifs, vont et viennent "dans un sympathique désordre", échangeant "leurs impressions de tout premiers voyageurs", décrit l'AFP.
"On ne pense pas un instant que l'on se trouve à 100 mètres sous la mer", constate le socialiste français Pierre Mauroy. "Mme Thatcher est ravie. Elle n'a pas voulu descendre du car".
Le Premier ministre français Edouard Balladur s'enthousiasme : "c'est un événement historique qui changera quand même les choses et les mentalités".
"Nous sommes toujours une île et je ne pense pas que le continent soit devenu une île", tempère son homologue britannique, John Major.
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