Certaines scènes ont surpris jusque dans ces groupes vêtus de noir, masqués, qui réunissent traditionnellement militants anticapitalistes, antifascistes, autonomes. "Il y a eu des haies d'honneur pour les +black blocs+ ! Quand j'ai vu ça, je me suis dit +C'est quoi ce délire ?+", raconte Vincent (prénom modifié), l'un d'entre eux.
"Il y a une barrière mentale et idéologique qui a sauté. On a gagné les coeurs et les esprits", estime ce quadragénaire.
Les condamnations observées lors des premiers actes violents des 24 novembre, 1er décembre et 8 décembre sur les Champs-Elysées - où certains "gilets jaunes" s'écartaient des violences et les déploraient - sont devenues rarissimes trois mois plus tard. "C'est malheureux, mais c'est que comme ça qu'on va se faire entendre", expliquait un +gilet jaune+ venu de Bourgogne.
Le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner a fustigé mardi au Sénat l'"immense complaisance" des manifestants. Sur les 10.000 recensés par Beauvau, "il y avait 1.500 ultras et 8.500 casseurs", a-t-il lancé, pointant "les +black blocs+ (qui) ne sont pas un épiphénomène" mais "une menace constante, puissante et répétée".
"Il y avait quelques centaines de +black blocs+, 300 peut-être. Le reste, c'était des gens que je ne connaissais pas, des +gilets jaunes+", réfute Vincent.
Le "black bloc" est un regroupement affinitaire qui s'opère le temps d'une manifestation. Il est composé de groupes masqués prêts à harceler les forces de l'ordre et à s'attaquer aux symboles du capitalisme (boutiques de luxe, banques, mobilier urbain...). Samedi, il a rassemblé plus largement que l'anticapitalisme.
"Convergence dans l'action"
Les pillages d'enseignes de luxe de l'acte 18 ont révélé une foule aux motivations diverses: si certains jetaient leur butin sur les barricades enflammées, d'autres les gardaient précieusement avec eux.
La sociologue Isabelle Sommier, spécialiste de la violence politique, voit dans ces comportements "une convergence d'intérêts dans l'action, mais sur des bases tout à fait différentes".
"Du point de vue des +black blocs+, c'est une occasion de s'agréger à un mouvement populaire, de participer à une certaine convergence des luttes. Du côté des +gilets jaunes+ qui restent, une grande partie considère qu'il faut des images de violence pour que le gouvernement réagisse et que la presse s'en fasse l'écho", explique-t-elle.
Les "gilets jaunes" sont "une population sensible au phénomène de meute", estimait fin février un haut responsable de l'Intérieur. "Ce sont des gens de bonne foi, sans conscience politique et qui se laissent entraîner", ajoutait-il, tout en estimant que "les extrêmes n'ont pas la main" sur le mouvement.
La mouvance d'ultragauche s'est montrée très méfiante envers ce mouvement d'abord perçu comme proche de l'extrême droite, avant d'y voir une "vraie révolte populaire", selon Vincent, et d'y prendre part en écartant - parfois manu militari - l'ultradroite.
Si tous les "gilets jaunes" n'adhèrent pas au corpus idéologique, beaucoup, indignés par les blessures lors des manifestations, se retrouvent dans le combat contre la "répression" policière.
"Avant j'étais contre les +black blocs+ mais quand je vois les agissements de l'Etat envers les GJ pacifiques, ça m'a fait changer d'avis à leur égard", postait récemment un "gilet jaune" sur Facebook. "Respect", "de précieux alliés", affirmaient d'autres.
"Faire reculer l'Etat"
"Classiquement, dans un mouvement social, lorsqu'il y a un déclin de la participation, il y a une une radicalisation d'une minorité. (...) Depuis janvier, l'accentuation de la répression, les affaires du boxeur (Dettinger, ndlr) et Rodrigues (éborgné en manifestation, ndlr) ont contribué à radicaliser certains +gilets jaunes+ et à grossir les rangs des +black blocs+", explique Isabelle Sommier.
"Il n'y a pas que des militants idéologisés. Ce qui nourrit cette dynamique, c'est une radicalisation de l'Etat", affirme Carlo (prénom modifié), militant antifasciste de 27 ans: "On n'a pas eu à les convaincre. Après deux mois de foutage de gueule sur leurs revendications et de surenchère répressive, ils sont arrivés d'eux-mêmes".
"Tout le monde peut être +black bloc+, comme tout le monde peut être +gilet jaune+", souligne Vincent. "Faire reculer la police en manif, c'est faire reculer l'Etat", résume-t-il.
"On ne fétichise pas l'émeute, mais ça fait partie du répertoire comme les grèves, les blocages... Cette démonstration de force ponctuelle est nécessaire à chaque fois que le gouvernement veut enterrer médiatiquement le mouvement", explique Carlo.
Mais l'engrenage de la violence - tant chez les manifestants que dans la réponse policière - inquiète.
"Il y a une montée des violences des deux côtés, et j'ai le sentiment que le gouvernement ne se rend pas compte des effets de sa politique de maintien de l'ordre erratique, brutale", souligne Isabelle Sommier. "C'est en train de prendre une dynamique dont on ne voit pas bien l'issue, si ce n'est peut-être un cran au-dessus avec un scénario à la Rémi Fraisse ou Malik Oussekine, c'est-à-dire un mort en manifestation", redoute-t-elle.
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