Dans le département le plus pauvre et le plus jeune de France, les "mesures d'assistance éducative", mises en oeuvre pour la plupart par le secteur associatif, sont soumises à des "délais de prise en charge inacceptables", écrivent les magistrats dans une tribune publiée par Le Monde et France Inter.
Selon eux, il s'écoule "jusqu'à dix-huit mois" entre le moment où le juge prononce une décision et "l'affectation" d'un éducateur à cette mission. Faute de moyens, c'est "près de 900 mesures, soit 900 familles" qui sont en attente.
Pendant ce temps, "de l'autre côté du périphérique, la prise en charge des mesures éducatives judiciaires se fait sans délai", dénoncent-ils. "Ce qui crée une inégalité inadmissible de réponse aux difficultés des familles".
Le cri d'alarme de ces quinze magistrats, qui exercent dans le deuxième tribunal de France, vient s'ajouter à une série de constats alarmants sur les moyens de l'Etat dans le département.
Dernier en date: en mai, un rapport parlementaire avait montré que la Seine-Saint-Denis reste moins bien dotée que les autres départements, avec notamment des fonctionnaires moins nombreux et moins expérimentés. Un rapport qui a donné lieu à une mobilisation "historique" des parlementaires de Seine-Saint-Denis, qui se sont rassemblés toutes couleurs politiques confondues début octobre à Bobigny pour réclamer à l'Etat "l'égalité républicaine".
En janvier dernier, la procureure de Bobigny, Fabienne Klein-Donati, avait elle aussi lancé un cri d'alarme sur le manque de moyens dans sa juridiction. Dans un discours coup de poing, elle avait appelé à "prendre des mesures exceptionnelles pour un département exceptionnel".
Selon les juges des enfants, les délais anormaux s'expliquent par un "manque flagrant de personnel, lié aux restrictions budgétaires, dans un contexte où la dégradation des conditions du travail éducatif et social en Seine-Saint-Denis rend plus difficiles les recrutements".
Les magistrats dénoncent aussi une situation de "sous-effectif" chez les éducateurs du Conseil départemental, qui "ne parviennent plus à assurer correctement les missions de l'aide sociale à l'enfance".
"Cynisme"
Conséquence: "nous sommes devenus les juges de mesures fictives", dénoncent-ils, alertant sur des enjeux pourtant "cruciaux pour la société de demain".
"Des enfants mal protégés seront davantage d'adultes vulnérables, de drames humains, de personnes sans abri et dans l'incapacité de travailler". "Ce seront davantage de coûts sociaux, de prises en charge en psychiatrie et, ce n'est plus à prouver, de passages à l'acte criminel", poursuivent-ils. "Notre alerte est un appel au secours".
Interrogée sur le sujet, la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, a souligné que les juges mettaient surtout l'accent dans leur tribune sur "la protection de l'enfance en danger". "Je ne nie pas la responsabilité de l'État, mais je dis que la mise en œuvre des décisions de nature civile, cela appartient au département", a-t-elle déclaré sur France Inter.
Au tribunal de Bobigny, "il y a eu huit postes de magistrats supplémentaires par rapport à 2016 et il y a eu une affectation de 19 greffiers supplémentaires", a-t-elle ajouté. "Après, c'est au président du tribunal de savoir où il les affecte dans son tribunal".
"Le budget de l'aide sociale à l'enfance en Seine-Saint-Denis est le plus gros budget d'Île-de-France (hors Paris) et nous l'avons encore fortement augmenté ces derniers mois : il passera de 253 millions d'euros en 2018 à 273 millions d'euros en 2019", s'est de son côté défendu le président (PS) du Conseil départemental, Stéphane Troussel, responsable de la politique de protection de l'enfance.
Sur ce sujet, "comme sur tant d'autres, tant qu'il n'y aura pas de volonté massive et durable de rattrapage en Seine-Saint-Denis, croire que les collectivités y feront face seules relève au mieux du leurre, au pire du cynisme", ajoute-t-il.
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