"Tu es millionnaire car tu paies des millions, mais (avec ça) tu as 36 oeufs", soupire cette comptable en retraite de 64 ans, avant de faire les comptes: "Le salaire minimum est de 2,6 millions" par mois, pas assez pour acheter cet aliment de base.
Le salaire minimum équivaut à 32 dollars au taux de change officiel mais à peine un dollar sur le marché noir, la référence de facto.
Le destin est cruel pour le Venezuela, autrefois pays le plus riche d'Amérique latine grâce à ses immenses réserves pétrolières. Désormais, y être millionnaire n'empêche pas d'être pauvre.
Elizabeth n'est pas la seule à s'en plaindre: parmi les stands du marché de Chacao, dans l'est de Caracas, la folle escalade des prix est le principal sujet de conversation.
Chaque jour les Vénézuéliens déboursent - ou plutôt, règlent par carte bancaire, car les billets sont introuvables - des sommes à sept ou huit chiffres pour payer le riz ou la farine de maïs.
Carmen Machado, 57 ans, licenciée par une société de nettoyage de bureaux, a touché pour solde de tout compte le montant astronomique de 5,8 millions de bolivars... tout juste de quoi acheter un kilo de viande.
Difficile de suivre le rythme des prix, qui bougent constamment alors que selon le Parlement, contrôlé par l'opposition, l'inflation a atteint 24.571% ces 12 derniers mois (donc, des tarifs multipliés par environ 250).
"On survit"
Face à un stand d'aliments pour animaux domestiques, Olga Avilés, 53 ans, sait que si elle achète les croquettes du chat, elle ne pourra pas prendre un kilo de viande pour sa famille. "Il faut toujours une part de sacrifice, si je dépense pour ça, je ne dépense pas pour autre chose".
"Au Venezuela on ne vit pas, on survit: si tu achètes des fruits, tu ne peux pas acheter de légumes", renchérit Elizabeth.
Récemment, le président socialiste Nicolas Maduro a annoncé de nouveaux billets, avec trois zéros en moins, dénommés "bolivars souverains" et censés contrer "le dollar de l'empire" américain.
Mais dans les faits, les tarifs de la plupart des biens et services - hormis ceux subventionnés, comme l'eau, l'électricité, l'essence ou certains aliments - sont adossés sur le dollar négocié au marché noir, à 30 fois le taux officiel.
"Nous devons demander à nos proches vivant à l'étranger qu'ils nous envoient quelque chose. Avec ce que nous avons ici, on ne peut pas manger", confie Aurora Gonzalez, 72 ans, dont le fils a quitté le Venezuela comme des centaines de milliers d'autres ces dernières années.
Nicolas Maduro, réélu jusqu'en 2025 lors d'un scrutin contesté par la communauté internationale, attribue cette hyperinflation à la "guerre économique" menée selon lui par l'opposition pour le renverser.
L'économiste Luis Vicente Leon y voit plutôt le symptôme du naufrage du modèle interventionniste de l'Etat, qui exerce un strict contrôle des changes et des prix, alors que la pauvreté atteignait 87% en 2017.
"On parle en millions mais le pays est en ruines", résume Aurora.
Sac rempli de billets
Et l'arrivée de nouveaux billets n'est qu'une "oeuvre d'art éphémère", selon Luis Vicente Leon: "Enlever des zéros à la monnaie n'éteint pas l'étincelle qui déclenche l'hyperinflation".
Si l'économie ne va pas mieux, "dans 10 mois il faudra à nouveau enlever trois zéros", prévient le directeur du cabinet Ecoanalitica, Asdrubal Oliveros.
De nombreux Vénézuéliens ne s'habituent pas à compter en millions. "Par confort et effet psychologique, on va dire que quelque chose coûte 4.500, mais non! Ce sont 4,5 millions", souligne Olga.
Pendant longtemps, la plus grosse coupure était celle de 100 bolivars: il fallait donc prendre un sac à dos rempli de billets pour aller au magasin.
Fin 2016, le gouvernement a introduit des billets de 500 à 20.000. Rebelote en 2017, avec l'arrivée des 100.000 bolivars... à peine de quoi acheter un oeuf.
Avec la nouvelle réforme, le plus gros billet sera de 500 bolivars, équivalent à 500.000, soit le prix d'un café.
"Millionnaires, c'est un mensonge, en vérité nous sommes plus pauvres", se résigne Elizabeth.
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