Érigé à la fin du 19e siècle sur une île au large d'Istanbul, l'ancien orphelinat grec-orthodoxe Prinkipo menace aujourd'hui de s'effondrer, exténué après un demi-siècle d'abandon.
Pour tenter de sauver ce trésor architectural, la fédération européenne du patrimoine culturel Europa Nostra a inscrit l'édifice, qu'elle présente comme la plus grande construction en bois d'Europe, sur sa liste des sept sites les plus menacés en 2018.
"C'est un miracle qu'il tienne encore debout", dit M. Baytas, qui connaît mieux que personne ce bâtiment dont il est le gardien depuis plus de trois décennies. "Je l'ai vu se dégrader jour après jour".
Conçu à l'origine comme un hôtel-casino de luxe, ce monument de bois sur six étages a été commandé par la Compagnie internationale des wagons-lits à l'architecte franco-ottoman Alexandre Vallaury, le concepteur du célèbre hôtel Pera Palace à Istanbul.
Trônant au sommet d'une colline de Büyükada, la plus grande des Iles des Princes situées en mer de Marmara, à moins d'une heure et demie de bateau du centre d'Istanbul, l'établissement devait accueillir la fine fleur de la Belle Époque arrivant à Istanbul par L'Orient-Express.
Mais en 1898, lorsque le bâtiment est achevé, le sultan Abdulhamid II refuse de délivrer une autorisation d'exploitation: les activités de l'hôtel-casino iraient à l'encontre de la morale religieuse.
Racheté par l'épouse d'un riche banquier de la minorité grecque d'Istanbul, le bâtiment est donné au patriarcat oecuménique de Constantinople qui, en 1903, en fait un orphelinat. Il accueillera près de 5.800 orphelins de la communauté grecque-orthodoxe de Turquie, avant de fermer ses portes en 1964.
Corbeaux
Yani Kalamaris y a vécu et travaillé de 1955 à 1961 comme éducateur. Enfoncé dans un fauteuil en cuir dans le salon d'un grand hôtel d'Istanbul, cet homme élégant âgé de 83 ans fouille sa mémoire.
"C'était sans conteste le plus bel endroit d'Istanbul", dit-il, les yeux scintillants derrière une paire de fines lunettes.
D'une sacoche, il sort un album à la couverture usée. Sur les photos sépia d'époque, M. Kalamaris fait défiler l'histoire de sa "maison", comme il l'appelle.
"Là, c'était après une cérémonie de fin d'année", dit-il en montrant une photo où on le voit au milieu d'un groupe d'enfants sur une grande terrasse ouvrant sur un jardin.
Elle offrait une vue imprenable plein sud sur la mer. Il n'en reste aujourd'hui que quelques poutres tordues.
Au-dessus, les fenêtres ont été condamnées. Deux corbeaux coassent, perchés dans l'un des nombreux trous dont la façade marron terne est vérolée. La bâtisse a pris de sinistres airs de manoir hanté depuis la fermeture de l'orphelinat, en 1964.
Cette année-là, alors qu'Ankara et Athènes s'écharpent au sujet de Chypre, l'orphelinat est contraint par les autorités turques de cesser son activité, officiellement pour "insalubrité".
Laissé à l'abandon, le bâtiment subit depuis un demi-siècle les assauts du climat.
"Une fois, un vieux monsieur qui était orphelin ici et qui habite aujourd'hui en Grèce est venu et on est entrés à l'intérieur ensemble", raconte M. Baytas. "Il était effondré et murmurait sans cesse +Qu'est devenue ma maison?+ Je l'ai pris dans mes bras et on a pleuré comme des gamins".
"Transmettre"
La situation s'est aggravée ces dernières années en raison notamment d'une bataille judiciaire qui a opposé de 1997 à 2010 l'État turc et le patriarcat concernant le titre de propriété et a paralysé toute initiative.
Mais aujourd'hui, la minorité grecque orthodoxe d'Istanbul, qui ne compte plus que quelque 3.000 membres, est déterminée à sauver ce qui peut encore l'être.
Fin avril, le patriarche de Constantinople, Bartholomée Ier, a demandé l'aide du gouvernement turc lors d'une rencontre avec le président Recep Tayyip Erdogan.
Mais Ankara fera-t-il des efforts, alors que ses relations avec Athènes connaissent un regain de tensions et que la question de la réouverture du séminaire orthodoxe grec de Halki, situé sur l'île voisine de Heybeli, n'a toujours pas été réglée?
"Cet édifice appartient à toute la Turquie, aux habitants d'Istanbul, à la culture locale", plaide Apostolos Poridis, architecte en chef du patriarcat.
"Son architecture est une question de mémoire. Il faut protéger ce bâtiment pour le transmettre", dit-il à l'AFP.
"Pas trop tard"
Certaines des 220 pièces que compte le Prinkipo conservent des vestiges de sa splendeur passée, comme la salle de bal, avec ses loges et ses balcons, son parquet lustré et ses colonnes ouvragées toujours intactes.
"On a perdu beaucoup de temps. Mais il n'est pas trop tard", assure Piet Jaspaert, vice-président d'Europa Nostra.
Selon l'ONG, une délégation d'experts se rendra sur place pendant l'été pour examiner l'édifice et déterminer l'ampleur et le coût des travaux à réaliser. La presse turque évoque une somme d'environ 50 millions de dollars.
"L'ossature principale est solide, mais le gros problème vient du toit", résume M. Poridis, l'architecte. Des mesures d'urgence, comme l'installation d'une toiture externe avant l'hiver sont envisagées, en attendant que les travaux démarrent.
"J'espère que ça ira vite", dit M. Kalamaris en rangeant son album dans sa sacoche. "J'aimerais bien revoir le bâtiment dans sa splendeur d'antan, une dernière fois".
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