"Aujourd'hui, on en est à 130 appontages. Cette nuit, on en fera sans doute une soixantaine", commente du haut de l'îlot le capitaine de frégate Steven Thomas, "air boss" (chef aviation) à bord du bâtiment, baptisé en l'honneur de l'ancien président George Bush père, figure de l'aéronavale américaine.
A ses pieds, la piste cernée par l'océan Atlantique grouille de gilets multicolores affairés autour d'une dizaine d'appareils rugissants, dont six Rafale estampillés "French Navy".
Privés depuis début 2017 de l'unique porte-avions français, le Charles de Gaulle, en chantier de rénovation majeure jusqu'à l'automne, les pilotes bleu-blanc-rouge ont été conviés à faire leurs gammes d'appontage sur l'un des 11 porte-avions de l'US Navy, pour conserver leurs compétences.
Après un mois d'entraînement à terre en Virginie (côte Est des Etats-Unis), plus de 300 marins du groupe aérien embarqué français (pilotes, mécaniciens, personnel de pont d'envol...) viennent de rejoindre pour dix jours l'USS Bush, avec 12 Rafale et un avion de surveillance Hawkeye.
"Les manoeuvres sont hyper rapides, le personnel sur le pont d'envol est très nombreux. Mais leurs procédures sont adaptées au gabarit du Bush", deux fois plus gros que le "Charles", constate le capitaine de frégate français Vincent Isorce, commandant de la flottille 17F. "C'est à nous de nous adapter".
Sur le porte-avions français, impossible de faire apponter les avions et d'en catapulter d'autres en même temps. Sur le Bush, équipé de quatre catapultes, c'est la routine.
Un F-18 américain s'élance à plein régime, passant de 0 à 250 km/h en moins de deux secondes, tandis qu'un Rafale vient d'apponter, brutalement freiné dans sa course par un brin d'arrêt. "Pas un sport de masse", s'amuse un pilote français.
partition inédite
Dans cet univers assourdissant et périlleux, chacun communique à grand renfort de signes de la main et de poings levés, habillé d'un t-shirt aux couleurs de sa mission: ravitaillement (violet), armement (rouge), sécurité (blanc)...
Parmi eux, les incontournables "chiens jaunes" dirigent le ballet des appareils. Nigel, un Américain, donne le "go" à un pilote dans un déhanchement très hip-hop. "Je mets un peu de mon style dans tout ça", s'esclaffe-t-il. "Nous, on est plus dans la sobriété", confie le lieutenant de vaisseau français Bruno, chef du pont d'envol du Charles de Gaulle.
Malgré plusieurs ajustements de procédure sur le pont d'envol et la haute intensité des manoeuvres, la partition franco-américaine, inédite, se joue sans encombre, assurent les deux équipages.
Les deux marines ont derrière elles des années d'opérations conjointes, en particulier au Levant. Et les pilotes de l'aéronavale française, historiquement formés aux Etats-Unis, sont en terrain familier.
Dans le dédale des coursives, les marins des deux nations alliées s'échangent sourires, "hello" et "bonjour", se donnent l'accolade.
Dans les tout prochains jours, ils simuleront des missions conjointes variées: attaque ou défense de navires, bombardement, combat aérien...
C'est le second objectif de l'opération "Chesapeake": renforcer l'interopérabilité des deux aéronavales.
Les Américains envisagent-ils d'intégrer un jour un escadron français en vue de mener des opérations? "Avec une préparation adéquate, je pense que nous pourrions totalement le faire", estime le commandant du USS Bush, Sean Bailey. "Une bonne partie de cet exercice vise justement à simuler ce cas de figure", dit-il, en laissant le soin aux politiques d'en décider.
La nuit tombée, les appontages reprennent, au mépris du sommeil des 4.000 personnels embarqués. Sur le pont baigné de lumière orange, les réacteurs incandescents d'un Rafale disparaissent dans la nuit en une fraction de secondes.
A bord, la coopération militaire ne semble pas souffrir de la discorde diplomatique entre Paris et Washington sur le dossier nucléaire iranien.
"En dix ans, la confiance entre nous a vraiment progressé. On est monté d'un cran", se félicite un haut gradé français. "Mais la lune de miel reste fragile", prévient-il.
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