"J'avais quatre mois de service en mai 1968. J'étais à la CRS 16 de Saint-Omer. Je me suis marié et trois jours plus tard j'étais sur le boulevard Saint-Michel." Pour Jean-Claude Pruvost, la première expérience du maintien de l'ordre au cœur du quartier latin, épicentre de la contestation étudiante, fut un véritable baptême du feu.
"Avec les étudiants au début, on avait l'impression qu'ils voulaient casser du flic (...) C'était dur mais je sortais de 16 mois d'armée", relativise ce policier retraité de 72 ans, dont 11 passés au sein des compagnies républicaines de sécurité (CRS).
"Les +CRS=SS+, ça y allait... On nous narguait mais on s'en fichait car on avait des consignes de ne pas bouger", se souvient Gérard Kieken, 26 ans à l'époque, en poste à la CRS de Périgueux.
Quand l'ordre de charger arrive en revanche..."vous y allez", poursuit M. Kieken, présent lors de la fameuse "nuit des barricades", le 10 mai, au cours de laquelle, les affrontements entre forces de l'ordre et manifestants furent très violents.
Aux barricades, insultes, jets de cocktails Molotov, pavés ou boulons, répondent les coups des "gommes à effacer le sourire" - les bâtons de défense - lors de charges où les "anciens" dont certains ont "fait l'Algérie", entonnent parfois la "Marseillaise", selon les récits d'ex-policiers, devenus aujourd'hui retraités septuagénaires.
Pour les policiers, agents de la préfecture de police ou CRS, et les gendarmes mobiles, les journées sont longues, les nuits courtes. Les unités débarquées de province découvrent Paris. "Les gens sur le terrain s'inquiétaient beaucoup des endroits où ils allaient, de ce qu'ils allaient y trouver", observe Alain Pascual, alors officier CRS dans une salle de liaison à la préfecture de police de Paris.
Bouclier pour le tarot
La peur? Certains rappellent que la violence des manifestations d'ouvriers, de dockers ou d'agriculteurs n'avaient à l'époque, rien à envier à celles de "68" tandis que d'autres la confessent plus volontiers, se demandent alors "comment ça allait tourner".
Mais les états d'âme, comme les considérations politiques, ne se partagent pas avec les collègues. "On formait une grande équipe. Il était important de ne pas transmettre cette peur", relève Pierre Desharbe, pour qui mai 68 fut aussi le premier maintien de l'ordre.
A des années-lumière des tenues de "Robocop" des CRS ou "mobiles" d'aujourd'hui, la simplicité des équipements reste encore gravée dans la mémoire des "ex".
Costume-cravate ou ciré noir, casque sans visière, lunettes de motard mangeant le haut du visage, fusil "mousqueton", bouclier rond et opaque dont on se servait volontiers comme table pour jouer au tarot...
Qu'ont-ils retenu de 68? Un lot d'anecdotes folkloriques: les longs trajets à pied dans Paris paralysé par la grève, les "filles de la rue Quincampoix" se plaignant du manque de clients, les rencontres inopinées avec des leaders de la contestation estudiantine envers qui on garde encore une rancune tenace ou ces Parisiens en pyjama dans la rue au milieu de la nuit, décidés à partir au volant de leur voiture "le plus loin possible".
Reste surtout le sentiment d'un travail "bien fait", d'avoir été le "rempart de l'Etat" avec "le sens du devoir". Et sans "violences illégitimes", souligne M. Pruvost comme un écho aux célèbres consignes du préfet Grimaud.
"Curieusement après mai 68, on n'en a pas beaucoup parlé. Le travail avait été bien fait et il n'y avait rien à y redire", observe M. Pascual qui estime que son mai 68 n'a jamais vraiment intéressé personne. Est-ce d'avoir longtemps été considéré comme le camp incarnant le "mauvais côté des barricades", selon l'expression ironique d'un ex-CRS?
Cinq décennies ont passé et "j'aimerais bien que mes petits-enfants sachent ce que j'ai fait", affirme aujourd'hui M. Desharbe.
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