Ce jeudi-là dès 8h30, des Soudanais, Afghans, Ivoiriens, Burundais, Algériens, attendent pour passer à l'un des trois guichets uniques où, tous les jours, les agents accueillent une vingtaine de primo-demandeurs. Puis les étrangers déposent leurs empreintes digitales sur la borne Eurodac, base de données européenne.
Quelques minutes plus tard, l'algorithme détermine le sort d'Abiona (prénom modifié): deux prises d'empreintes ont été reconnues en Italie, en 2015. Il passe donc en "procédure Dublin", en référence au règlement européen de 2014 selon lequel le pays compétent pour traiter une demande d'asile est celui où la personne a laissé une trace (empreintes, ou demande d'asile en bonne et due forme).
"En Italie, vous rappelez-vous avoir fait une demande ?" interroge une fonctionnaire, par l'intermédiaire d'un interprète anglais sur haut-parleur, elle remplit au fur et à mesure le dossier selon ses déclarations (pays traversés, date d'entrée, situation familiale, état de santé).
"A la sortie du bateau depuis la Libye en Italie, je ne me sentais pas bien, je ne comprenais pas ce qu'impliquait la prise d'empreintes", leur raconte-t-il.
Puis direction le bureau de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii), qui lui remet formulaire médical, carte bancaire créditée de 10 euros par jour au titre de l'allocation pour demandeur d'asile (Ada), adresses d'associations et de médecins.
Abiona en ressortira avec une vingtaine de documents sous le bras, mais sans hébergement. Il devra revenir dans un mois, et saura si l'Italie, saisie par les autorités françaises, a accepté d'instruire son dossier. Et donc s'il sera obligé de repartircontre son gré.
En théorie, car seuls 10% des "dublinés" sont effectivement reconduits.
Pôle régional spécialisé
"C'est un chiffre trop faible. C'est un accord compliqué à mettre en œuvre (...) On perd leur trace", admet Christophe Debeyer, directeur de l'immigration et de l'intégration à la préfecture du Nord, devenue depuis décembre un pôle régional Dublin, doté de moyens et effectifs spécialisés supplémentaires.
En 2017, les procédures Dublin y ont représenté 41% des 2.384 demandes d'asile.
"On a beaucoup, beaucoup de dossiers", reconnaît Audrey Vanhersecke, cheffe du pôle, qui se félicite d'avoir réduit les délais à deux semaines pour un premier rendez-vous, tout en se défendant de devoir mettre en œuvre une politique du chiffre.
Une fois l'accord du pays responsable acté, la préfecture a généralement six mois pour renvoyer le demandeur. Mais pas une semaine ne passe sans que des affaires "recours pour excès de pouvoir" contre ces arrêtés de transferts ne passe au tribunal administratif de Lille.
Une bataille juridique nourrie d'alinéas, de délais, de vices de procédures s'engage. "Tout le monde a conscience que c'est un système lourd, compliqué", explique Philippe Trottier, vice-président de la juridiction, où là aussi, un service spécialisé a vu le jour.
Les contentieux liés aux étrangers a augmenté de 35,3% en 2017, représentant 44,3% de l'activité du tribunal.
Un contentieux 'hyper technique'
"L'idée (de Dublin) est simple, mais quand on applique les différents critères, ça commence à devenir très compliqué", témoigne l'un des quatre magistrats spécialisés, Jacques Krawczyk. "C'est un contentieux hyper technique, il est plus technique qu'humain".
Après une annulation, les préfectures peuvent prendre un nouvel arrêté. Ainsi, le dossier d'une famille arménienne est revenu pour la quatrième fois devant la juridiction.
"Dublin est utilisé à toutes les sauces. On s'arrache les cheveux pour savoir comment trouver une solution", tempête l'avocat spécialisé Me Norbert Clément. "C'est kafkaïen".
"La préfecture peut prendre autant de décisions de transfert qu'elle veut. Ils peuvent, à six mois moins deux jours, prendre une nouvelle décision et puis rebelote, c'est reparti, ça ne se terminera jamais", abonde Me Julie Gommeaux, qui suit des dossiers vieux de deux ans.
Pour M. Debeyer, il faut tout faire pour "éviter que la France ne devienne trop rapidement responsable" de la demande d'asile. "On conteste régulièrement en appel, avec des taux de succès très élevés", se félicite-t-il. "C'est l'étage de l'exécution qui nous fait défaut", regrette-t-il, en s'en remettant à une proposition de loi adoptée mi-février à l'Assemblée nationale qui devrait faciliter le placement en rétention des "dublinés".
Ce qui pourrait bien arriver à Nawrooz et Hamon, un couple de Kurdes d'Irak déboutés de l'asile en Finlande. Convoqués le 20 mars, "conformément à la décision de transfert du 19 septembre", ils pourront "faire l'objet d'un placement en centre de rétention administrative afin de rendre effective la mesure".
"En Finlande, nous n'avons pas eu l'asile", se désespère, en français, Nawrooz, 30 ans, logée chez des bénévoles près de Lille. "Si on nous envoie en Finlande, alors on sera envoyé tout de suite pour l'Irak, où on risque de mourir."
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