Dans l'atelier caché derrière un square à Vervins, une commune de 2.500 habitants à une trentaine de kilomètres de la frontière belge, une odeur de plomb irrite la gorge, dans le cliquetis des machines des années 1970.
Le smartphone à proximité, Jenny Braconnier continue de pianoter sur l'immense machine à écrire. "C'est un peu le lieu de la débrouille ici", raconte-t-elle, consciente d'exercer un "métier peu courant" depuis son arrivée voici trois ans en contrat aidé.
Chaque frappe sur le clavier fait basculer une "matrice" depuis un "magasin", formant des lignes coulées en plomb, ensuite disposées à la main dans les pages. Au millimètre près. "Il n'y a plus d'école, pas d'études. J'ai tout appris en quelques mois" avant le départ à la retraite de deux anciens typographes.
Au menu des quatre pages grand format: le suivi de l'actualité agricole de ce département rural du nord-est de la France, mais aussi des articles sur les cartes de vœux et le bilan des opérations antifraude en 2017.
En février 1906, un Corse, Pascal Ceccaldi, venu s'établir en Thiérache, fonde le Démocrate vervinois, alors quotidien. Elu député, il en reste "directeur politique", comme précisé sur une édition jaunie de juillet 1907, précieusement conservée.
Le Démocrate traverse le siècle, atteignant un tirage de 20.000 exemplaires. Jusqu'à 20 typographes s'affairaient pour sortir six pages chaque jour, couvrant l'actualité politique et associative.
Assurer la succession
Désormais, ils sont cinq jeunes de moins de 35 ans à composer selon les techniques du début du XXe siècle l'hebdomadaire tiré à 1.500 exemplaires à 60 centimes, épaulés par deux anciens typographes sur le départ, sous l'œil du directeur de publication.
"J'ai mis en route une succession", explique Jacques Piraux, 76 ans, également président des Amis du Démocrate, une association ayant repris en 1987 le journal au bord de la liquidation, convaincu que "les jeunes peuvent s'adapter".
Dernière recrue arrivée en décembre, Nicolas Laplace, 29 ans, pioche dans la casse les caractères en plomb, étain et antimoine, et les glisse dans le composteur, à l'envers, pour créer les titres. "Au départ, ce n'est pas évident", avoue celui qui est destiné à remplacer son aîné Bernard Leroy.
"Le problème, c'est qu'on ne trouve plus les pièces pour réparer ces machines, très sensibles", se désole l'ancien typographe M. Leroy, 76 ans, alors que le journal recherche désespérément une nouvelle linotype.
En septembre, la rotative de 1927 est tombée en panne, obligeant à imprimer numériquement pendant trois mois.
"L'embrayage a sauté et la courroie aussi", raconte le "chef roto" Kévin Germain, 26 ans, mécanicien automobile de formation, plaçant le papier entre les rouleaux encreurs.
'Atypique'
Les pièces ont dû être modélisées en acier par une fonderie pour relancer la machine.
"C'est ce qui fait notre spécificité, pour moitié. L'autre moitié, c'est la composition en elle-même, les colonnes, au plomb, la dernière en Europe", souligne Eleonore Dufrenois, la trentaine, directrice adjointe et journaliste. "Les gens nous achètent parce qu'on est différent sur le fond et sur la forme. On est atypique".
Une spécificité récompensée fin novembre par le prix "coup de coeur" lors du salon professionnel de la presse au futur. Pendant que tous les journaux ont basculé sur internet, le Démocrate a résisté à la déferlante numérique.
"Je l'ai mal vécue au début. J'ai eu peur de perdre des lecteurs, mais ça n'a pas été le cas", affirme M. Piraux. Le nombre d'abonnés, pour 26 euros l'année, "augmente régulièrement": ils sont autour de 1.100, dont des expatriés français à Hong Kong et Sydney qui reçoivent chaque semaine leur journal par voie de poste.
Reste que le journal, sans publicité ni subvention par souci d'indépendance, qui tire ses principales recettes des annonces légales, se maintient difficilement à l'équilibre, pour un chiffre d'affaires de 150.000 euros.
L'une des solutions envisagées ? La création d'une fondation ou d'un musée sur l'histoire de l'imprimerie, que le Démocrate continue à écrire depuis 112 ans.
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