Pour publier en mars le premier numéro de "Pras-Press", l'équipe de dessinateurs, parmi les plus renommés de la presse nationale, a confié ses 10.000 exemplaires à l'unique distributeur national de journaux, un monopole contrôlé par l'oligarque Delyan Peevski.
Mais le jour de sa sortie, aucun exemplaire du nouveau bimensuel n'est parvenu chez les revendeurs.
Il faut dire que M. Peevski, homme politique et magnat des médias, est aussi l'une des cibles favorites des caricaturistes.
"La situation (des médias, ndlr) va de mal en pis", déplore Hristo Komarnitski, alors que la Bulgarie prend lundi la présidence semestrielle de l'UE.
"Nous n'allons pourtant pas plus loin que nos collègues caricaturistes en Angleterre ou en France", estime ce quinquagénaire, qui, avec ses comparses, a dû se tourner vers des moyens de diffusion plus artisanaux.
Membre de l'UE depuis onze ans, la Bulgarie a dégringolé du 35e rang, à égalité avec la France, au classement 2006 de l'ONG Reporters sans frontières (RSF) sur la liberté de la presse, à la 109e place sur 180 en 2017, de loin la pire de l'UE.
Plaire à l'UE
La détérioration de la situation depuis l'adhésion à l'Union peut sembler paradoxale.
Elle s'explique, selon Svetoslav Terziev, analyste dans la presse d'opposition et enseignant à la faculté de journalisme, par le souci des autorités bulgares de "faire croire à Bruxelles que des progrès sont accomplis" dans la lutte contre la corruption, sujet sur lequel la Bulgarie est soumise depuis onze ans à un mécanisme de surveillance européen. D'où l'intérêt de limiter l'investigation journalistique.
Plusieurs observateurs notent aussi que les fonds européens destinés à la communication sont distribués par le gouvernement "et servent à rendre les médias bienveillants", affirme Atanas Tchobanov, animateur du média d'investigation en ligne Bivol.
"La corruption et la collusion entre médias, politiques et oligarques sont extrêmement courantes", écrit RSF.
Un constat partagé par l'ONG américaine International Research and Exchanges Board (IREX) dans son "indice de durabilité des médias": d'un côté, des médias nationaux "soumis à une pression politique visible" ; de l'autre, "des tabloïds, sites d'information en ligne et chaînes de télévision sont utilisés par des oligarques locaux pour exercer leur influence, ruiner la réputation d'opposants -dans le domaine politique ou des affaires- et manipuler l'opinion".
Les Bulgares ont même forgé une expression pour ce genre médiatique au service d'intérêts particuliers: la presse "batte de base-ball", en référence aux pratiques d'intimidation des mafieux locaux.
"Un nom est devenu le symbole de cette déviance, écrit RSF, celui du député Delyan Peevski". L'oligarque de 37 ans ne contrôle pas seulement la distribution des journaux -- en plus de ses activités dans le secteur du tabac et de la construction -- il est également à la tête d'un groupe de presse dont les contours font l'objet de toutes les interrogations.
C'est le système des "poupées russes", décrit par Christian Spahr, directeur du programme régional Médias de la fondation allemande Konrad Adenauer: "Souvent il y a un propriétaire officiel, mais tout le monde sait que ce n'est pas le vrai".
Autocensure
L'opacité du système et des intrications entre intérêts politiques et économiques transforme le journalisme en parcours du combattant: 92% des journalistes bulgares interrogés pour une récente enquête déclarent que l'ingérence dans leur travail est fréquente, selon l'Association des journalistes européens.
"L'autocensure est devenue une maladie chronique ", constate l'étude baptisée "la censure politique est de retour".
Tchavdar Nikolov, l'un des caricaturistes de Pras-press, en sait quelque-chose: en 2016, il a vu tous ses dessins retirés des sites internet du groupe de médias pour lequel il travaillait. Sur l'un d'eux, il avait représenté le Premier ministre Boïko Borissov en chef des milices citoyennes se targuant de chasser les migrants.
Des journalistes peuvent se voir menacés de limogeage par un député sur un plateau de télé. Les agressions physiques ne sont pas exceptionnelles.
Les journalistes de Bivol reçoivent régulièrement des intimidations sous forme de "messages (mafieux) à la sicilienne", selon Atanas Tchobanov.
Résultat: à peine 10% des Bulgares, selon un sondage récent, croient à l'indépendance des médias nationaux.
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