De Lauren Bacall à Bianca Jagger en passant par Madonna, les plus grandes stars ont eu des Clergerie aux pieds, quand la marque était au faîte de sa gloire.
"Je suis venu très tard à la chaussure, à 37 ans. Mon père m'a élevé à la dure et j'ai travaillé de 14 à 24 ans dans son épicerie, avant de tailler la route aux États-Unis. Je suis revenu faire la guerre d'Algérie, puis j'ai occupé divers emplois qui ne me rendaient pas heureux", confie à l'AFP Robert Clergerie.
Le regard vif et tranchant derrière ses petites lunettes, il raconte comment sa grande histoire d'amour avec la chaussure a débuté grâce à une petite annonce: "Cherchons cadre forte pointure, pour prendre direction usine dans Vallée du Rhône, proche de mer et montagne".
C'est le chausseur Charles Jourdan qui cherche un dirigeant pour une de ses usines. Il embauche Robert Clergerie. "Cette annonce a été la révélation de ma vie, j'ai arrêté de me ronger les ongles, j'étais enfin bien dans ma tête et dans ma peau", raconte-t-il à l'occasion de la sortie de "Robert Clergerie, l'homme qui chaussait les femmes", sous la plume de la journaliste Camille Sayart, aux éditions Alisio.
Lorsqu'il démissionne en 1978, c'est pour reprendre l'usine Unic Fenestrier, une marque du groupe André, sise à Romans-sur-Isère, le berceau de la chaussure française.
Là, Robert Clergerie lance à l'hiver 1981 une première collection à son nom: baptisés Paris, Paco et Palma, trois modèles plats et audacieusement piqués aux hommes rencontrent un succès immédiat.
"Ça été le déclic", résume Robert Clergerie.
Il a visé juste, l'allure garçonne est dans l'air du temps: "Les années 80, c'était l'âge d'or, le disco, la fête, une vraie effervescence", résume celui qui se définit comme "un artisan qui a senti comment évoluait la façon dont la femme s'habille".
La marque s'exporte alors jusqu'à Hollywood et la boutique historique du centre de Paris, rue du Cherche-Midi, vend jusqu'à 11.000 paires par an.
'J'avais 70 ans mais je m'emmerdais'
Tout s'emballe, trop vite. Un rachat hasardeux, des cadres qui n'arrivent plus à tenir le rythme et mentent sur la trésorerie: soudain les banques ne suivent plus et il faut trouver de l'argent. On est en 1996, Robert Clergerie a 62 ans et se décide à vendre son entreprise à un consortium d'investisseurs pour 59 millions de francs.
"Après la signature, je suis rentré chez moi, c'était la nuit, j'ai pleuré, j'ai vomi aussi. Ça ne me plaisait pas, ce truc", dit-il.
Il reste actionnaire (avec 10% du capital) et directeur artistique de sa propre marque, qui se maintient mais change de mains.
En 2001, Robert Clergerie prend sa retraite et assiste au déclin de l'industrie de la chaussure romanaise. Ses concurrents Stéphane Kélian et Charles Jourdan mettent la clé sous la porte, et Clergerie glisse vers le même sort.
Mais à trois jours du dépôt de bilan, en 2005, son fondateur met deux millions d'euros sur la table et rachète sa propre affaire. "J'avais 70 ans mais je m'emmerdais. Et ça me travaillait de voir que l'entreprise allait partir, je connaissais presque tout le personnel."
"Le jour où je suis revenu à l'usine, c'était un lundi, les femmes pleuraient", se souvient Robert Clergerie, un petit sanglot dans la voix. "J'ai retrouvé une seconde jeunesse."
L'usine renaît de ses cendres sans toutefois renouer avec les succès passés.
À 77 ans, il prend sa retraite pour de bon après avoir revendu à RC Holdings, une alliance entre un investisseur français et une famille hongkongaise, "les seuls à avoir proposé de garder l'usine à Romans". "Clergerie a survécu, mais ce sont les derniers" à encore produire localement pour les 15 magasins en propre que compte la marque dans le monde.
"Ça va faire cinq ans que je suis définitivement parti, je commence à me détacher maintenant, pas totalement mais quand même", résume Robert Clergerie avec une pointe d'amertume. "Car cette affaire, c'est comme une femme que j'ai aimée à la folie, et maintenant c'est un autre qui est dans le lit."
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