La vie de Phillip Mabelane a basculé le 15 février 1977.
Ce jour-là, "j'ai entendu à la radio qu'un détenu était mort après avoir sauté du 10e étage" du quartier général de la police sud-africaine à Johannesburg, se rappelle le pasteur. "J'ai dit à ma femme: +Qui cela peut-il bien être ?+"
Quelques heures plus tard, deux policiers frappent à sa porte à Soweto. La victime est son fils, Matthews, un militant anti-apartheid de 23 ans arrêté deux semaines auparavant à la frontière avec le Botswana.
Depuis, une question hante Phillip Mabelane. "Pourquoi sauter du 10e étage de John Vorster Square quand on n'a rien fait de mal ?", se demande-t-il, crâne rasé, barbiche blanche, assis droit comme un i dans son canapé en simili cuir.
"Matthews aimait le jazz, les filles, la vie. C'est inconcevable qu'il ait pu se suicider", poursuit Lasch, son frère aîné, âgé aujourd'hui de 63 ans. "Il a été poussé".
Jamais la famille Mabelane n'a cru à la version officielle, qui a exonéré la police comme dans tant d'autres affaires semblables.
Entre 1963 et 1990, 73 personnes ont trouvé la mort en détention policière, parfois dans des circonstances étonnamment proches de celles de Matthews Mabelane.
'Modus operandi'
Ahmed Timol, par exemple. En 1971, ce militant communiste meurt après une chute du même 10e étage de John Vorster Square. Un décès classé en suicide déjà.
En juin 2017, après avoir passé des années à rassembler des éléments de preuve et des témoignages, la famille Timol a obtenu la réouverture de l'enquête. Une première. La justice doit rendre ses conclusions, très attendues, le 12 octobre.
Ce jugement pourrait faire jurisprudence en Afrique du Sud, où de nombreuses autres familles de victimes de l'apartheid, comme les Mabelane, attendent toujours la vérité plus d'un quart de siècle après la fin du régime ségrégationniste.
A la barre du tribunal de Pretoria, des anciens détenus, un policier à la retraite, des médecins légistes ont décrit les électrochocs, les testicules "écrasés comme du poivre", les mâchoires et crânes fêlés par les coups infligés au 10e étage de John Vorster Square.
Dans la salle d'audience, Lasch a écouté attentivement, "ahuri" par les similitudes entre le cas Timol et celui de son frère. "Il y avait clairement un modus operandi" de la police, affirme-t-il. "L'affaire Timol nous redonne espoir que nous saurons la vérité."
Avec ses maigres moyens, la famille Mabelane mène désormais l'enquête. Elle a mis la main sur un rapport onusien datant de 1979 qui consacre deux pages et demi à Matthews.
Dans ce document, l'ONU cite l'enquête de police de l'époque. Pendant son interrogatoire, Matthews Mabelane "a ouvert de force une fenêtre et marché sur le rebord de 130 cm de la fenêtre. La police lui a demandé de revenir. Il s'est retourné, a perdu l'équilibre et est tombé", selon la police.
Pour l'ONU, il est "absurde de suggérer" qu'il "a tenté de s'enfuir par la fenêtre du 10e étage. La très forte présomption est qu'il a été contraint d'enjamber la fenêtre pendant qu'il était torturé".
Un message 'bouleversant'
Le corps de Matthews n'a pas été autopsié. Mais quand les Mabelane récupèrent sa dépouille, peu après le décès, ils découvrent dans la doublure de son pantalon couvert de sang un message très troublant, affirme Lasch.
"Frère Lasch, dis à maman et mes autres frères que la police va me pousser du 10e étage. Je vous dis adieu."
Tomber sur ce message fut "bouleversant", raconte son frère.
Mais les Mabelane, à leur grand désespoir aujourd'hui, n'ont pas conservé cette pièce à conviction. "A l'époque", se justifie Lasch, "on était persuadé que le régime de l'apartheid allait durer à tout jamais. Alors on a jeté le pantalon".
Rassembler des preuves aujourd'hui n'est pas chose aisée. D'autant que les Mabelane, comme les dizaines d'autres familles frappées par des drames similaires, se sentent abandonnés par le gouvernement, pourtant dirigé par le Congrès national africain (ANC), fer de lance de la lutte contre l'apartheid.
Il "n'a rien fait depuis vingt ans" pour rouvrir ces dossiers, s'indigne Yasmin Sooka, la directrice de la Fondation pour les droits de l'Homme (FHR), qui a financé partiellement l'enquête Timol. "C'est la raison pour laquelle on doit enquêter à titre privé."
La semaine dernière, la FHR a décidé de se saisir aussi de l'affaire Mabelane. Le temps est compté. Les policiers en cause sont âgés, si pas déjà décédés. Et surtout, Phillip Mabelane voudrait que "justice soit rendue de son vivant".
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