Celui qui n'est "jamais tant heureux" que sur son tracteur n'est pas à la manoeuvre cette année: ses 3,7 hectares de Saint-Denis ont trouvé repreneur, avec un modèle de production moins intensif en perspective.
"Il n'y aura pas de coupure nette et définitive à moins que je ne calanche" (meure), s'esclaffe le maraîcher qui raccroche à 75 ans, yeux bleus sous son feutre kaki, mètre-ruban accroché en permanence à la ceinture ("j'ai la manie de tout mesurer").
Volontiers grivois, il évacue toute nostalgie à l'heure de quitter ce terrain cultivé dès 1920 par sa grand-mère venue de Bretagne "avec ses sabots", sur lequel est plantée la maison où il est né, désormais cernée par les grands ensembles qui ont recouvert le département à partir des années 1960.
"Chacun de nous est une page écrite, qu'il faudra savoir tourner", peut-on lire parmi les petites phrases à méditer accrochées sur le buffet de la cuisine, au milieu des photos de famille.
"C'est notre Descartes à nous", plaisante Marianne, la benjamine de sa seconde épouse, qui devra aussi partir de la maison de l'avenue Stalingrad, entre une enseigne de restauration rapide et une cité réputée sensible.
La trentenaire paraît davantage affectée par ses adieux à ce "petit lopin de terre", ce "cocon" indifférent au survol des avions qui rejoignent l'aéroport d'affaires du Bourget, tout proche.
Quand les tours ont poussé, la circulation s'est densifiée, René Kersanté a simplement muré une fenêtre côté rue pour préserver la tranquillité de la maisonnée.
La disparition de l'ancien potager de Paris, la destruction des maisons des maraîchers signalées par les cuves d'eau sur les toits ne l'ont pas affecté outre mesure. "Question de tempérament, suppose-t-il. Ça change, eh bien il faut changer avec."
'Regarder devant'
Dès les années 1950, "on a nous a dit qu'on allait être expropriés. Il a fallu assurer nos arrières", en s'installant en parallèle sur des terres toujours plus éloignées de Paris, relate le maraîcher. Mais Saint-Denis reste la maison mère: les produits sont conditionnés sur place avant d'être livrés aux supermarchés.
La parcelle échappe finalement au béton: la ville la rachète en 1983 et entend préserver ce "patrimoine municipal".
René Kersanté est le dernier à avoir maintenu dans le "9-3" un maraîchage traditionnel, de grossiste. Au tournant des années 2000, il emploie jusqu'à 40 personnes et produit 1,5 million de salades par an sur trois sites en région parisienne.
"René, j'ai besoin de tes lumières pour savoir la longueur du champ", interpelle à sa descente du tracteur Didier Barret, le nouveau directeur d'exploitation employé par les Fermes de Gally, une entreprise basée près du château de Versailles.
Le principal repreneur a été sélectionné à l'issue d'un appel à projets de la mairie, au côté d'un collectif qui récolte notamment du "miel béton" sur l'Hôtel de ville.
Trop tard pour semer des légumes, la parcelle se couvrira prochainement de maïs, en attendant de trouver son "nouveau créneau".
Le repreneur se nourrit de la "bibliothèque" Kersanté, mais n'entend pas se glisser "dans ses empreintes".
"Le modèle qu'il avait, qu'il a connu depuis très longtemps, s'arrête avec lui pratiquement", estime l'agriculteur, la production de salades aux portes de Paris n'étant plus rentable.
Les Fermes de Gally songent à produire pour les restaurateurs des légumes "rares, hyperlocaux", cueillis le matin pour être consommés dans la journée.
Paraphrasant sans le savoir la petite phrase glissée sur le buffet de la cuisine, Didier Barret sourit: "Il y a des pages qui se tournent, c'est comme ça. Faut pas avoir de nostalgie, juste regarder devant."
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