Ce soir de mars, Yves Jamait, casquette de Gavroche et voix gouailleuse, se produit sur la scène de l'ED&N de Sausheim (Haut-Rhin). Configuration inhabituelle, le chanteur partage la vedette avec deux interprètes professionnelles en langue des signes française (LSF), installées sur une estrade près de la scène.
Pendant trois heures, Séverine Michel et Rachel Fréry, du collectif "Deux mains sur scène", mènent un véritable marathon de "chansigne". Mains, corps et visage toujours en mouvement, leurs silhouettes se dessinant en ombres chinoises derrière elles, les deux trentenaires traduisent les paroles des 27 chansons d'Yves Jamait prévues au programme et improvisent lors des multiples échanges du chanteur avec la salle ou quand il entonne une chanson qu'elles n'ont pas préparée.
Devant leur podium, les yeux de la dizaine de spectateurs sourds présents naviguent du chanteur et ses musiciens aux deux interprètes, qui ne se contentent pas de traduire le sens des chansons, mais cherchent à faire partager à ce public habituellement exclu des concerts des éléments de rythme, de mélodie, d'intonation.
Couple "mixte"
"On a 50 ans et il a fallu attendre 50 ans pour partager cela ! C'est beaucoup d'émotions, c'est très fort", s'enthousiasme Nadine Goetschy, "entendante" venue avec son mari mal-entendant assister au concert. "Ce n'est pas juste de la traduction, ce sont des signes chantés, c'est magnifique ! Grâce aux interprètes, je peux inviter ma femme au concert, je suis très fier", renchérit, en langue des signes, son mari Jean-François.
Avec sa poésie, ses jeux de mots, ses néologismes, ses changements de registre, l'univers d'Yves Jamait constitue un beau défi pour les deux interprètes, qui ont déjà "doublé" Cali, Brigitte ou encore Christophe Maé, grâce à l'intercession du directeur de l'ED&N, Pierre-Jean Ibba.
"Dans notre travail de tous les jours (pour les tribunaux, les hôpitaux, NDLR), nous traduisons le sens. Là il faut aussi qu'on rentre dans l'image, qu'on raconte une histoire, qu'on rende visuellement les rimes - qu'on ne peut pas traduire en langue des signes - : il y a tout un travail d'adaptation et d'imagination là-dedans, de création vraiment artistique", explique Séverine Michel.
"On danse pour faire passer le rythme aux personnes sourdes. L'intonation de la voix du chanteur, on essaye de la faire passer par les expressions du visage", complète Rachel Fréry, "chansigneuse" aux mimiques très expressives.
Les deux femmes créent aussi une sorte de chorégraphie en cherchant les façons les plus esthétiques d'enchaîner les signes.
Malgré la grâce du résultat, il n'est pas évident pour des personnes restées depuis l'enfance à la marge du monde de la musique de se laisser happer par l'univers du concert.
Tout en se disant heureuse de l'expérience, Verane Haubtmann estime ainsi que "les vibrations n'étaient pas assez fortes, il faudrait du bois avec beaucoup de vibrations" pour mieux immerger les spectateurs sourds dans le concert.
Si l'initiative n'est pas unique en France - l'association "Les mains baladeuses", fondée à Lille, rassemble par exemple sept "chansigneurs"-, ces concerts adaptés sont encore peu répandus.
Rachel et Séverine se réjouissent que le public de ces concerts soit "pour une fois un peu mélangé, qu'on n'organise pas un événement juste pour les sourds ou juste pour les personnes handicapées", et envisagent de démarcher des festivals.
Le directeur de la salle aimerait pour sa part proposer la saison prochaine un spectacle d'humoriste doublé en LSF.
Le souhait de multiplier ces initiatives risque toutefois de se heurter à un obstacle majeur: bien que la LSF soit reconnue en France comme une langue à part entière depuis 2005, le pays souffre d'un manque criant d'interprètes. Il ne compte qu'environ 400 interprètes diplômés, selon la Fédération nationale des sourds de France, pour plus de 5 millions de personnes atteintes de troubles auditifs moyens ou sévères ou de surdité totale.
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