Jeune fille de 25 ans, Tatiana a réussi à tisser un lien avec cet aïeul décédé un demi-siècle avant sa naissance, Alexandre Iakovlev, grâce au journal qu'il a laissé et que sa famille a précieusement conservé.
"C'est très étrange", confie-t-elle. "C'est une personne qui a vécu il y a 100 ans..."
Tatiana admet l'avoir parfois trouvé "un peu ennuyeux". "Il écrit en détail, chaque jour, à quelle heure il s'est levé et couché !"
L'ingénieur électricien racontait aussi ses dettes, sa relation conflictuelle avec sa petite-amie de l'époque et ses activités sportives.
Pour autant, de jeunes historiens s'intéressent de près au journal d'Alexandre Iakovlev, ainsi qu'à ceux de ses contemporains, et s'apprêtent à le retranscrire pour le mettre en ligne.
"Tous les journaux intimes ont une valeur", dit à l'AFP l'un d'eux, Ilia Veniavkine, 35 ans.
"Ne pensez pas que le journal de votre proche n'a pas d'intérêt s'il n'était pas un intellectuel célèbre ou un chanteur, ou s'il n'a pas vécu la mort de Staline ou le couronnement de Nicolas II", dit-il.
Avec plusieurs collègues, il participe au projet Projito ("Ce qui a été vécu") fondé en 2015 par l'historien Mikhaïl Melnitchenko.
L'idée est venue à cet universitaire de 33 ans après avoir publié un livre sur les blagues soviétiques: pour les trouver, il avait utilisé des journaux intimes comme principale source.
En deux ans, Projito a déjà réuni plus de 600 journaux intimes russes inédits datant de la période stalinienne, qui ont été retranscrits par près de 350 bénévoles et mis en ligne.
Une fois par mois, certains historiens et bénévoles collaborant à ce projet se réunissent pour discuter de ces journaux. La plupart ont la vingtaine et des ordinateurs et téléphones dernier cri avec lesquels ils étudient des documents jaunis par le temps mais désormais numérisés.
"C'est une sorte de changement social", analyse Ilia Veniavkine, qui remarque que de plus en plus de jeunes Russes s'intéressent "soudain" à travers ces journaux intimes à "tous les détails de la vie de personnes qui, parfois, n'ont aucun lien avec (eux)".
Un acte dangereux
Les journaux, écrits à la main, sont souvent difficiles à déchiffrer, comme celui d'Alexandre Iakovlev.
Mais les bénévoles sont aidés par la récurrence de certains thèmes: nombre de journaux contiennent des poèmes ou accordent une grande place aux événements culturels, comme la sortie d'un film ou l'inauguration d'une statue. La faim et la vie dans les appartements surpeuplés de l'époque sont aussi des sujets qui reviennent souvent.
"Dans les années 1920, les journaux intimes étaient assez +sincères+ parce que les gens ne savaient pas ce qui allait se passer dans les années 1930", explique Mikhaïl Melnitchenko.
Mais plus tard, certaines pages des journaux ont été découpées ou recouvertes d'encre noire: au plus fort des purges staliniennes, surnommées les "années de terreur", de 1935 à 1939, toute critique contre le régime pouvait valoir à leur auteur d'être arrêté ou exécuté.
Dans le journal de Lev Nikolaïev, le 18 janvier 1937, on lit néanmoins: "Il ne se passe pas un jour sans que j'apprenne l'arrestation d'un communiste connu (...) Arrestation après arrestation... Qu'est-ce que cela veut dire?"
Mais "parfois, on a l'impression que les journaux des années 1930 ont été écrits en sachant que le lecteur pouvait être malveillant, ce qui fait que si le journal tombait dans les mains d'un enquêteur, celui-ci aurait conclu à la loyauté absolue de son auteur", raconte M. Melnitchenko.
"En général, les personnes qui écrivaient des journaux (intimes) avaient conscience que c'était plutôt dangereux", renchérit Ilia Veniavkine.
L'historien donne l'exemple du journal d'un adolescent dont les parents ont été arrêtés pendant les années de terreur: il n'écrit que trois lignes lorsque la police secrète stalinienne, le NKVD, vient chercher son père. Quand c'est au tour de sa mère, l'adolescent écrit simplement: "C'était plus facile que la dernière fois".
"Nous faisons face au silence", observe Ilia Veniavkine. "Nous ne devons pas interpréter ce qu'il a écrit mais ce qui semble évident et qu'il a passé sous silence".
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