L'immeuble de deux étages en ruine est l'un des 150 lieux de la métropole chinoise autrefois transformés en maisons de "femmes de réconfort", qui alimentaient un vaste système d'esclavage sexuel instauré par le Japon pour ses forces armées des années 1930 jusqu'à la fin de la Deuxième guerre mondiale.
Il en resterait une trentaine dans la ville, mais ces témoins silencieux de l'histoire disparaissent à la faveur du rapide développement urbain et du malaise des autorités chinoises, hésitantes à en faire des lieux de mémoire.
"Tous ces lieux historiques sont doucement démolis. Il y en a de moins en moins", explique Bao Xiaqin, expert des relations Chine-Japon à l'Université Fudan de Shanghaï.
La plupart des historiens estiment qu'il y a eu environ 200.000 "femmes de réconfort" asiatiques, essentiellement des Coréennes mais aussi des Chinoises, enrôlées de force dans les bordels de l'armée impériale.
Jusqu'à récemment, les appels à préserver ces lieux et se souvenir de la souffrance de ces femmes n'étaient absolument pas entendus par les autorités chinoises, davantage soucieuses de désamorcer l'un des dossiers les plus explosifs dans la relation houleuse avec le Japon.
Mais le vent semble tourner.
Un plan de développement destinait l'immeuble de Gongping Road à une destruction pure et simple. Le bâtiment a finalement été sauvé l'an dernier après l'intervention de l'historien Su Zhiliang qui a attiré l'attention, notamment des médias, sur son passé tragique.
Croisade
La bataille n'est pas pour autant gagnée pour M. Su, de l'Université Normale de Shanghaï, qui a lancé une véritable croisade pour que le cauchemar de ces "femmes de réconfort" ne tombe pas dans l'oubli.
Quand il a commencé ses recherches au début des années 90, les autorités l'ont empêché de les publier.
"Le gouvernement chinois n'en a vraiment pas fait assez. C'est une question relevant des droits de l'Homme en temps de guerre, mais afin de maintenir de bonnes relations avec le Japon, le gouvernement ne nous aide vraiment pas", commente-t-il.
A côté de ses recherches, l'historien collecte des fonds pour les "femmes de réconfort" toujours en vie, dont 17 ont été identifiées en Chine, mais aucune à Shanghaï.
Nombre d'entre elles ont été ostracisées après la guerre, ne recevant aucune aide du gouvernement.
Un ancien centre de "femmes de réconfort" à Nankin, à 300 km à l'ouest de Shanghai, a été transformé en musée par les autorités locales et a ouvert en décembre 2015.
Et entretemps, M. Su a obtenu la permission de transformer la salle où il conservait ses archives en "musée" en octobre, sur le campus de l'université. Juste à l'extérieur, une statue représentant deux de ces femmes, une Chinoise et une Coréenne, a été inaugurée.
La Chine a aussi récemment publié des archives officielles sur les "femmes de réconfort", et cherche à les inscrire dans le Registre Mémoire du Monde de l'Unesco.
"L'État chinois s'est jeté sur ce sujet comme moyen d'atteindre le Japon", commente Edward Vickers, chercheur à l'Université de Kyushu au Japon. "Pour le parti communiste chinois, l'objectif est de présenter le Japon comme une sorte de paria de la communauté internationale, aujourd'hui comme par le passé".
En Chine, comme au Japon, la montée du sentiment nationaliste sous l'impulsion respectivement du président Xi Jinping et du Premier ministre Shinzo Abe a attisé la polémique.
Un musée "regrettable"
Le Japon a reconnu au début des années 90 l'existence du système des "femmes de réconfort". Il a présenté ses excuses à de nombreuses reprises et a offert de payer des indemnités.
Mais en janvier, le Premier ministre japonais Shinzo Abe a demandé à Séoul de retirer une statue de "femme de réconfort" érigée devant le consulat japonais dans la ville de Busan. Ulcéré, Tokyo a également rappelé son ambassadeur.
Dans un communiqué à l'AFP, le consulat du Japon à Shanghaï a jugé "extrêmement regrettable" l'ouverture du musée de M. Su et l'installation de la statue sur le campus. "Nous ne considérons pas que ces actions aident à améliorer les relations entre le Japon et la Chine", a-t-il justifié.
L'historien a récemment commencé à discuter avec les autorités de Shanghaï sur la préservation d'un bâtiment qui, selon lui, a abrité le tout premier centre de "femmes de réconfort" afin d'en faire un musée.
A l'intérieur, des appartements faiblement éclairés sont séparés par de fragiles parois de bois. Une vieille femme avance sur le parquet qui craque sous son pas. Comme d'autres qui vivent dans ou près d'autres anciens centres de "réconfort", elle a entendu parler de l'histoire de ces immeubles.
"Quand les Japonais sont arrivés, ils ont fait ce qu'ils voulaient. Qui pouvait les contrôler?", demande-t-elle, dévisageant son interlocuteur à travers d'épaisses lunettes.
Pour M. Su, "que le tout premier +centre de réconfort+ au monde n'ait pas encore été sanctuarisé, c'est vraiment regrettable. Donc nous devons travailler dur".
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