Pour s'asseoir à la terrasse de "Home for Cooperation", il faut d'abord passer un poste de contrôle, montrer ses papiers d'identité et entrer dans la "ligne verte" qui coupe en deux Nicosie, la dernière capitale divisée d'Europe depuis la chute du mur de Berlin.
"Nous sommes situés dans la zone tampon de l'île, démilitarisée. C'est une situation anormale, mais en y installant le café, nous avons essayé de le rendre plus normal et accessible" à tous les Chypriotes, explique Hayriye Ruzgar, 25 ans, l'une des responsables de Home for Cooperation.
Chypriote turque, Hayriye parle sous le regard approbateur de sa collègue chypriote grecque. Car ici, les responsabilités sont partagées comme sur une éventuelle île unifiée. "C'est une bonne façon de montrer que nous pouvons travailler ensemble", affirme Lefkia Heracleous, 37 ans.
Initié par des enseignants, Home for Cooperation a été inauguré en mai 2011, huit ans après l'ouverture du poste de contrôle qui a enfin permis aux habitants de Nicosie de traverser la ligne de démarcation.
L'intérieur du café se veut paisible, propice au dialogue: un salon décoré d'une bibliothèque, de larges photographies, de lampes et de meubles en bois, tandis que quelques notes de jazz se jouent en arrière-fond.
Ces jours-ci, on y discute beaucoup des espoirs provoqués par les négociations qui se tiennent depuis le début de la semaine à Genève entre les dirigeants des deux parties de l'île.
Dans le bâtiment, se succèdent des cours de grec, de turc, d'anglais, de salsa ou de Tai chi. Certains soirs, le café accueille des concerts ou des conférences organisées par des ONG. "Lorsque nous avons commencé, les professeurs avaient seulement quelques élèves. Maintenant il y a cinq classes de turc et trois de grec", se réjouit Lefkia Heracleous.
"C'est facile de venir ici et c'est l'occasion de rencontrer des Chypriotes grecs", confie Sultan Cavusoglu, l'une des élèves des cours d'anglais, qui attirent surtout des femmes chypriotes turques.
"Nous avons les mêmes plats, le même soleil, c'est important qu'on puisse aussi parler la même langue", dit Marina Payiatsou, une Chypriote grecque venue prendre des cours de turc.
Trop tard?
Sur l'île, d'autres initiatives ont vu le jour au sein de la société civile pour favoriser les rencontres et le dialogue autour d'activités comme des balades en vélo, le tango ou le basket-ball.
Depuis 2006, Peaceplayers permet ainsi à plus de 200 joueurs de 12 à 20 ans de dribbler et shooter ensemble. "Au début, les enfants sont timides, puis ils s'aperçoivent qu'ils ont plus en commun que ce qu'ils pensaient", raconte Jessica Walton, une Américaine membre de l'organisation depuis deux ans.
Même si ces gamins ne parlent pas la même langue, "ça ne leur prend pas beaucoup de temps" pour s'apprivoiser, ajoute la jeune femme de 26 ans vêtue d'un jogging.
De telles initiatives restent cependant limitées, tant la défiance est profonde plus de 40 ans après la division de l'île. Un traumatisme lié à l'invasion, à l'été 1974, par l'armée turque de la partie nord de l'île en réaction à un coup d'Etat visant à rattacher le pays à la Grèce, perçu comme une menace pour la minorité turcophone. Cette invasion a provoqué le déplacement de dizaines de milliers de personnes entre le Nord et le Sud, abandonnant leurs biens du jour au lendemain.
Comme beaucoup de Chypriotes, Sultan Cavusoglu, 40 ans, est née dans une île divisée. Elle a entendu des récits sur la vie avant le conflit et a cru un jour à une réconciliation. Aujourd'hui, désenchantée, elle pense qu' "il est trop tard pour reconnecter les peuples".
L'optimisme des pro-réunification a été douché par l'échec en 2004 du plan proposé par l'ONU. Soumis à référendum, il avait été largement approuvé par les Chypriotes turcs mais rejeté par leurs voisins hellénophones.
"Ils sont devenus des étrangers les uns pour les autres", constate Hayriye Ruzgar. Mais, avec le temps, "les gens s'interrogent de plus en plus et réalisent qu'on ne peut pas continuer comme ça pour l'éternité".
Une avancée des négociations à Genève représenterait une étape qu'il faudrait ensuite faire accepter au peuple, car, selon elle, "faire la paix ne se résume pas à une signature".
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