Quasi industriel, le dispositif découvert dans cette bâtisse à l'entrée de Koutchki, un village à une centaine de kilomètres au nord de Moscou, ne représente que l'une des facettes d'un trafic allant de l'eau-de-vie distillée dans la cuisine familiale à l'huile de bain parfumée à l'origine du décès de plus de 70 personnes cette semaine en Sibérie.
Quelques heures après l'intervention des forces de l'ordre, fûts en plastique, cadrans électroniques et ligne d'embouteillage de plusieurs mètres de long demeurent intacts.
Dans les cartons qui s'empilent, la police et les agents de l'organisme public de régulation du marché des boissons alcoolisées (RAR) ont dénombré plus de 100.000 bouteilles d'un demi-litre, avec étiquettes et timbres fiscaux parfaitement imités.
Chaque bouteille, à moins de deux euros, coûte jusqu'à trois fois moins chère que la vodka légale. Et présente des risques pour la santé: "On ne sait pas avec quoi ils fabriquaient cette vodka", souligne Alexandre Koulikov, le porte-parole du RAR.
Au moins, les installations semblent-elles relativement propres. Lors d'un contrôle précédent dans une autre étable, "ils travaillaient avec de la boue jusqu'aux genoux", se souvient le responsable.
Trop pauvres pour l'alcool légal
Après avoir interdit la vente de boissons alcoolisées la nuit et dans les kiosques, et augmenté les taxes, les autorités se concentrent désormais sur ces producteurs illégaux dans leur lutte contre des abus aux conséquences désastreuses pour la santé des Russes.
Grâce à une coopération accrue entre services, plus de 170 ateliers clandestins ont été démantelés et plus de 37 millions de litres saisis depuis octobre 2015, date d'application de la directive confiant cette tâche au RAR.
Comme le reconnaît M. Koulikov, l'objectif n'est pas uniquement sanitaire mais aussi budgétaire, le RAR dépendant du ministère des Finances. "Les producteurs illégaux ne payent pas de taxes", rappelle-t-il.
Parallèlement, la loi impose désormais aux commerçants ayant pignon sur rue d'être reliés à un registre informatique qui suit à la trace chaque bouteille de la production à la vente, rendant quasi impossible toute vente d'alcool produit illégalement.
Résultat: après plusieurs années de déclin, les statistiques officielles montrent un rebond des ventes de vodka cette année, suggérant que le marché noir recule.
Vadim Drobiz, spécialiste des questions d'alcool, estime que la part du marché noir dans les alcools forts est passée d'environ 65% l'an dernier à 50% cette année. Selon lui, il sera difficile de faire mieux car environ 25 millions de Russes ont des revenus insuffisants pour s'approvisionner par les circuits légaux.
Faute de moyens, les plus pauvres vont jusqu'à se tourner vers des cosmétiques, produits d'entretien ou antigel pour voitures, à l'origine de faits divers dramatiques et de milliers de morts par an dans l'ex-URSS.
Le week-end dernier à Irkoutsk, en Sibérie, plus de 70 personnes sont ainsi mortes après avoir bu une huile de bain contenant du méthanol, une forme toxique d'alcool.
Populaire aubépine
Fin 2014, alors que les Russes voyaient l'inflation s'envoler et leur pouvoir d'achat plonger, Vladimir Poutine s'était inquiété de l'impact mécanique de l'augmentation des prix de la vodka sur la consommation d'alcool frelaté. Le prix minimum légal avait été abaissé et n'a été depuis que très légèrement remonté, à 190 roubles pour un demi-litre, soit autour de trois euros.
En matière de lutte contre l'alcoolisme, l'Histoire montre en effet aux Russes qu'il faut être prudent. A l'aube de la Première Guerre mondiale, la prohibition décidée par l'empereur Nicolas II avait encouragé la distillation d'alcools frelatés et démoralisé les troupes. A la fin des années 1980, la campagne menée par Mikhaïl Gorbatchev avait alimenté l'impopularité du père de la Perestroïka.
Au niveau sanitaire, les mesures successives ces dernières années portent toutefois leurs fruits. En dix ans, la mortalité due à l'alcool a diminué de moitié. Et l'espérance de vie, tombée à des niveaux inquiétants dans les années 1990, remonte.
"Les excès diminuent", confirme Evguéni Brioun, directeur du Centre de Toxicologie de Moscou, relevant que le nombre d'intoxications mesurées a diminué de 30% en trois ans.
"Mais il faut aller plus loin", plaide le médecin, s'inquiétant d'un phénomène récent: "l'alcoolisation par les pharmacies".
Un article de parapharmacie connaît ainsi un succès croissant : la liqueur d'aubépine. Censée lutter contre l'hypertension ou les insomnies et vendue quelques dizaines de centimes d'euros le flacon, elle permet de s'enivrer à peu de frais, comme certaines lotions cosmétiques dont les ventes augmentent.
Jusqu'ici, elle est tolérée par les autorités qui veulent mieux contrôler sa distribution. Le ministère de la Santé prévoit de limiter à 25 ml les flacons commercialisés. Le ministère des Finances voudrait, lui, la taxer comme l'alcool.
Durcir les règles
Après le drame d'Irkoutsk, Vladimir Poutine a ordonné au gouvernement de "durcir" les règles encadrant la vente des liquides alimentaires, cosmétiques ou pharmaceutiques contenant de l'alcool pour en "réduire" la consommation, sans évoquer toutefois l'idée d'une interdiction, que réclament certains.
Pour l'expert Vadim Drobiz, la différence réside en réalité dans la fabrication: produits pharmaceutiques ou lotions vendus légalement seraient relativement sûrs, à l'inverse des produits contrefaits artisanaux.
A Irkoutsk, les victimes avaient ainsi consommé une huile de bain artisanale contrefaite imitant une marque connue d'essence d'aubépine, où l'éthanol classique avait été remplacé par du méthanol.
Le spécialiste met donc en garde contre une législation trop punitive de produits qui constituent la seule manière de s'alcooliser pour des millions de Russes: "Pourvu qu'ils n'augmentent pas leur prix au même niveau que la vodka légale! Mieux vaut qu'un retraité boive la liqueur d'aubépine vendue en pharmacie qu'une production artisanale".
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