"Prêts à commencer? Allons-y!", lance d'une voix ferme celle qui est désormais aveugle, au deuxième étage du Ballet national de Cuba qu'elle a créé avec son premier époux, Fernando Alonso, et qu'elle dirige encore.
Face à elle, les danseurs répètent les enchaînements de Casse-noisette, l'une des nombreuses oeuvres qu'a interprétées Alicia Alonso dans sa longue carrière et qui sera présentée dans le théâtre portant son nom le 1er janvier, pour commémorer le 58e anniversaire de la révolution cubaine.
Alicia ne peut pas les voir mais elle imagine chacun de leurs mouvements. "Moi je danse dans ma tête", a-t-elle l'habitude de confier aux journalistes.
Lunettes sombres, pantalon rouge et foulard de la même couleur sur la tête, Alicia, surnommée la "prima ballerina assoluta", reste coquette malgré son grand âge, portant rouge à lèvres rose et ongles démesurément longs et vernis.
A ses côtés, les danseuses Ivette Gonzalez et Consuelo Dominguez lui chuchotent la chorégraphie, dans cette maison du quartier Vedado de La Havane. Alicia, devenue aveugle après un décollement de rétine, décrit de grands mouvements dans les airs avec ses mains.
"Vous faites quelque chose qui doit être éternel, éternel, et parvenir au monde entier", lance la légendaire ballerine aux jeunes danseurs.
"Vous l'avez entre les mains, vous l'avez dans le corps, dans le visage, et vous avez le bonheur de le faire", dit-elle, avant d'ajouter : "Comme vous me faites envie!".
A Cuba, l'île qu'elle n'a jamais voulu abandonner malgré les propositions d'argent et de renommée à l'étranger, Alicia Alonso a créé une école à part dans le monde du ballet : l'école cubaine, qui mélange rythmes et origines raciales pour donner naissance à un style reconnaissable entre tous.
A près de 100 ans, elle est aujourd'hui une légende.
'L'école cubaine'
Beaucoup de souviennent de la danseuse au long cou, disciplinée mais au fort tempérament, qui séduisait avec des enjambées flamboyantes. Elle était ensuite devenue une chorégraphe exigeante, qui faisait répéter sans relâche chaque mouvement jusqu'à atteindre la perfection.
Certains lui reprochent d'avoir vendu son âme à la révolution cubaine du défunt Fidel Castro, dont le soutien avait permis l'ouverture de son école de danse en 1948.
Mais tous sont unanimes : si Alicia Ernestina de la Caridad del Cobre Martinez del Hoyo est née, c'est sans doute pour que Giselle ne meure jamais. Pendant un demi-siècle elle a interprété ce fameux ballet romantique qui a fait d'elle une étoile de la danse classique.
Alicia a aussi été tour à tour Carmen, la Belle au bois dormant, Coppélia... Aujourd'hui ses admirateurs du monde entier défendent son style comme la "version cubaine".
Viengsay Valdés, première danseuse du Ballet national de Cuba, raconte avoir été invitée un jour en Russie à danser Carmen dans "leur version", mais elle a préféré que ce soit "la version de La Havane, la version d'Alicia Alonso". "Je défends tout son travail, tout ce qu'elle a fait", assure à l'AFP l'artiste de 40 ans.
Aurora Bosch, figure de la danse cubaine aujourd'hui âgée de 74 ans, se souvient quant à elle qu'Alicia avait réussi l'exploit d'attirer des hommes au ballet, malgré les moqueries sur l'île où l'on considérait les danseurs comme des homosexuels.
Pour cela, elle avait rusé: "Elle leur disait qu'on allait leur donner des cours d'escrime", narre-t-elle à l'AFP. "Quand ils commençaient à répéter pour le ballet ils demandaient +Où est l'épée?+" avant de finalement se laisser convaincre de danser.
Etoile montante du ballet cubain, Patricio Revé, 18 ans, n'a jamais vu Alicia Alonso danser en vrai, mais il a énormément de respect et d'admiration pour celle qui a ôté ses chaussons de danse en 1995, à 75 ans, presque 60 ans après ses débuts à Broadway en 1938.
Il retient d'elle une grande leçon : "Alicia insiste toujours sur la nécessité de danser et défendre l'école cubaine".
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