La nuit tombe sur le centre social Petit-Prés-Sablières à Créteil (Val-de-Marne). De curieux bruits filtrent à travers la porte taguée sur le côté du bâtiment: inspirations, râles, vocalises, douze femmes s'échauffent. Ce soir, elles s'attaquent à "Cavalleria Rusticana", un opéra italien du XIXe siècle.
Et pas question d'être dans la demi-mesure pour les choristes amateurs (parmi lesquels deux hommes). "Sois vulgaire, pourquoi tu veux être jolie, là? Sors-moi un truc bien bestial!", lance la cantatrice pendant les exercices.
La "diva des quartiers", comme on la surnomme, suit chacune de près. Corriger la posture pour ne pas entraver le diaphragme, serrer les fesses, valser en chantant à tue-tête avec une élève pour la décrisper. "L'instrument, c'est le corps".
Soudain, le piano s'anime, les choeurs démarrent. Douze femmes, douze voix qui s'accordent ou se répondent sur un air bucolique. La salle de classe, avec ses photos monochromes du quartier accrochées aux murs, se transforme en petit bout de campagne italienne.
"Le chant, c'est une manière de voyager", sourit l'une des élèves, Eliane Dogué, 65 ans.
Pour Mme Bellaribi-Le Moal, le voyage a débuté en 1999, après un concert d'art lyrique qu'elle avait donné à Creil (Oise). Présente dans le public, la directrice du centre d'art contemporain lui propose de concevoir un projet pédagogique pour les femmes et les enfants des quartiers populaires de la ville.
"Pas sûre d'être à la hauteur", elle hésite. Mais à Creil, la fille d'immigrés algériens voit "la terre battue, le désoeuvrement et le racisme, comme au bidonville" de Nanterre, où elle est née en 1956. Six mois plus tard, elle s'engage.
"Autonomie" et "liberté"
Depuis, la mezzo-soprano a fondé une association: Voix en développement anime aujourd'hui des ateliers à Créteil, Bondy (Seine-Saint-Denis), Villeurbanne (Rhône) et Paris. Avec pour objectif que les amateures finissent par interpréter sur scène avec des professionnels les opéras travaillés ensemble - "Samson et Dalila", "Le Barbier de Séville", "Carmen"...
De quoi "redonner leur place" aux habitants des quartiers et en particulier aux femmes, "souvent isolées", témoigne la cantatrice.
Elle-même a fréquemment été en décalage. Le chant lyrique, elle le rencontre "par accident", lorsqu'un camion la renverse et manque de lui faire perdre l'usage de sa jambe droite, à l'âge de trois ans. Soignée par des religieuses pendant dix ans, elle découvre les cantiques et la musique classique à leur contact. Et ne se lancera dans une carrière qu'à la trentaine.
Ses maîtres mots lors des ateliers: "autonomie" et "liberté". "On n'est pas victime quand on chante, on est face à ses limites".
Au fil des années, certaines participantes "ont retrouvé du travail, se sont séparées lorsque leur mari les battait, ont pris un peu plus soin de leur santé en cas de maladie", dit-elle.
Chacune à sa manière, les choristes de Créteil racontent la même histoire. Aimée Mootooririn, 66 ans, vient là "pour se sortir de la timidité", Soraya Beziouen, 43 ans, "respire mieux pendant les cours" malgré son asthme, Cécile Ackermann fréquente "des gens d'âge divers, c'est plutôt rare quand on est retraitée".
Ensemble, elles ont déjà interprété "Cavalleria Rusticana" dans plusieurs quartiers cette année. Et en janvier elles donneront une représentation à Saint-Denis dans la basilique avec un orchestre complet, ainsi qu'au musée d'Orsay.
Alors, en répétition, la diva n'hésite pas à leur mettre la pression. "Sur les spectacles, vous devez assurer, vous ne pouvez pas arriver en touriste!", tonne-t-elle.
Après quatre ans de cours, Eliane Dogué prend les coups de sang de sa professeure avec philosophie. "Malika est d'une générosité extraordinaire, elle donne tout. Si des fois elle nous engueule, c'est juste pour mieux nous faire chanter".
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