"A quel moment, à force de s'entourer et de traiter avec des voyous, ne devient-on pas un voyou soi-même?" Lancée jeudi soir en pleine séance du conseil municipal à l'adresse de Laurent Rivoire, le maire UDI de cette ville de Seine-Saint-Denis, la question a fait l'effet d'une bombe.
Jean-Paul Lefebvre, opposant PS, fait allusion à "l'affaire Miloud Gherras", du nom de cet élu de 39 ans qui, le 19 juillet, a été victime de ce que la justice a qualifié de "tentative d'assassinat en bande organisée".
Machiniste à la RATP, Miloud Gherras se lève aux aurores. Ce jour-là, après une sieste, il sort pour aller au sport. Il est environ 18 heures. Sur le parking de sa résidence, il croise une connaissance de son quartier, le Londeau.
"J'ai refusé de lui serrer la main. Lui et moi on n'a pas les mêmes valeurs... ", a-t-il raconté à l'AFP. L'homme "remonte dans sa voiture, en colère". Et revient quelques minutes plus tard, accompagné de son frère cadet. "Je les ai vus arriver. Chacun avait une arme à la main".
Sous l’œil des caméras de surveillance, les frères tirent à huit reprises. Cinq balles de 9 et 7,65 mm l'atteignent dans les jambes. Alors que l'ancien boxeur est à terre, cheville en miettes et tibia pulvérisé, les tireurs s'acharnent, le frappant avec la crosse de leurs armes.
Après dix jours de fuite, l'aîné est interpellé à Cannes. Début août, le cadet se rend à la police, après avoir donné une interview au Parisien. "Cet homme", dit-il au sujet de M. Gherras, "agit en terrorisant les gens, parce que c'est un ancien boxeur et que rien ne peut se faire au Londeau sans passer par lui".
Fin août, les tireurs sont mis en examen et écroués.
"On a affaire à une personne qui n'est victime que de coups de feu", affirme Me Joseph Cohen-Sabban, leur avocat, évoquant à propos de M. Gherras des "pressions physiques des insultes, des intimidations"
"Il n'y a rien de sulfureux dans le parcours de (M. Gherras). Pour lui, il n'y a aucun doute sur le fait que ce qui s'est passé est lié à ses fonctions politiques", répond Martin Reynaud, qui le défend avec Hervé Temime.
- "Rien à voir" -
Miloud Gherras n'est pas connu des services de police, selon une source proche de l'enquête. Contrairement à ses agresseurs présumés, trafiquants notoires, dont l'un a déjà eu affaire à la justice.
Selon plusieurs observateurs, l'affaire n'aurait peut-être pas pris une dimension politique si le maire ne s'était pas empressé de déclarer, quelques heures après les faits, qu'ils n'avaient "rien à voir" avec le statut d'élu de son ancien colistier.
Maladresse qu'il a réitérée, dans un courrier adressé à Miloud Gherras, deux jours plus tard.
Le 25 juillet, depuis son lit d'hôpital, Miloud Gherras a publié un communiqué reprochant à Laurent Rivoire d'avoir "blessé [son] honneur" en "laissant entendre qu'il s'agissait d'un règlement de comptes entre délinquants".
Il accuse aussi le maire d'avoir "omis" de dire qu'il "connaissait les suspects", qui "ont milité pour lui" et que ces derniers "faisaient l'objet d'une enquête de la brigade financière de Paris pour favoritisme (...) dans l'attribution de marchés publics".
Les deux frères sont en effet associés depuis 2014 au sein de Lindov BTP, une société qui a remporté plusieurs marchés passés par Noisy-le-Sec Habitat, l'office HLM dont le maire est le président.
"J'attends les résultats de l'enquête. Je suis totalement serein", a déclaré à l'AFP le maire, qui a déposé plainte en diffamation contre Miloud Gherras.
Jeudi, Laurent Rivoire a réaffirmé avec force n'avoir rien à voir avec l'affaire. "Les tireurs, je ne les ai vus que trois fois dans ma vie", a-t-il dit. Le maire souhaiterait que l'on "tourne la page". Mais l'opposition de gauche, jusque-là très divisée, a bien l'intention d'exploiter l'affaire.
En conflit avec le maire, via les tribunaux, sur sa gestion de l'office HLM, qui a fait l'objet d'un rapport accablant de l'Agence nationale de contrôle du logement social (Ancols), Jean-Paul Lefebvre n'a ainsi pas hésité à dénoncer une "opération commandée contre un élu +gêneur+".
- "Trafics et magouilles" -
"Les auteurs de ce crime ont tenté de l'intimider pour qu'il renonce à agir contre divers trafics et magouilles qu'ils organisent dans le quartier du Londeau", écrit-il dans une tribune publiée début septembre dans le journal municipal.
Gilles Garnier, élu Front de Gauche, a fustigé jeudi "la déliquescence des mœurs politiques" d'une ville qu'il a comparée à "Palerme dans les années 80".
"Rien de tout cela n'arrive quand on ne trahit pas les siens", a posté sur son compte Facebook un blogueur proche du maire.
Car Miloud Gherras a été élu sur la liste UDI avant de quitter avec fracas la majorité un mois après la réélection de Laurent Rivoire, en avril 2014.
"C'est lui qui est venu me chercher, parce je suis connu ici. Les petits, les jeunes m'aiment bien. Les mamans viennent me voir", assure ce père de deux enfants.
Mais ce "novice" en politique dit être tombé de haut en comprenant que les promesses électorales ne seraient pas tenues. En mars 2015, parce qu'il en a assez de jouer "l'Arabe de service", il se présente seul aux départementales, contribuant à la défaite de M. Rivoire.
Les relations avec la majorité se sont encore envenimées quand ce musulman pratiquant s'est érigé en défenseur de l'association Aman, relayant en conseil municipal son combat pour obtenir un lieu de culte décent, dans une ville dépourvue de mosquée.
Alors qu'Aman existe depuis 20 ans, une nouvelle association a surgi l'an passé au Londeau, avec la bénédiction du maire.
"Nous sommes 500, ils sont 50 mais ils ont déjà obtenu un terrain et installé des préfabriqués", déclare Mohammed Azaraf, le président d'Aman.
"Avec quel argent? Elle n'a pas le statut d'association cultuelle qui l'autorise à recevoir des dons", dit Jean-Paul Lefebvre.
Jeudi, la place de l'élu sans étiquette était vide. L'ancien boxeur est KO. Le moral à zéro, il ignore s'il pourra remonter sur un ring, ni même remarcher.
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