Dans la brasserie de Murree construite par les colons anglais, dans le nord du Pakistan, des chaudières en cuivre vintage exhalent leur écœurant fumet, avant d'accoucher de 10 millions de litres de bières par an.
L'établissement, situé en face des quartiers du puissant chef d'état-major, l'un des lieux les plus protégés du pays, produit aussi du gin ou du whisky, dont des centaines de tonneaux mûrissent paisiblement au frais malgré le soleil de plomb, dans un chai climatisé.
Lancée par les colons anglais en 1860 à Murree, près de ce qui allait devenir la capitale Islamabad, la brasserie a survécu à la prohibition imposée aux musulmans pakistanais en 1977 dans le cadre d'une islamisation lancée par le Premier ministre d'alors, Zulfiqar Ali Bhutto.
Aujourd'hui implantée à Rawalpindi, ville contigüe à la capitale, la plus ancienne société cotée du pays prospère avec une croissance annuelle de 15 à 20% de son chiffre d'affaires, une main-d'oeuvre formée et bien payée et une feuille d'impôts conséquente qu'elle voit comme autant de gages de sécurité dans un pays toujours secoué par des violences islamistes.
"Il n'y a pas de risque en soi, car nous sommes une institution qui respecte scrupuleusement toutes les lois et l'un des plus gros contribuables du pays. C'est dans l'intérêt de tout le monde que la brasserie de Murree prospère en tant qu'entreprise légale", assure le major Sabih, l'un des cadres de la brasserie.
- 'Nouvelle norme' -
Officiellement, seuls les 3 millions d'adultes pakistanais non musulmans peuvent acheter sur permis les produits des trois brasseries du pays.
Mais au prix des canettes - 300 roupies (2,5 euros) sur le marché légal pour un salaire moyen de 13.000 roupies (110 euros) - ce sont rarement les minorités défavorisées qui les boivent: plutôt l'élite, largement musulmane.
"Les magasins d'alcool vendent à qui a les moyens d'acheter... et seuls les musulmans ont les moyens", souligne Tahir Ahmed, thérapeute spécialiste des addictions, inquiet de l'augmentation de l'alcoolisme.
"Dans la culture villageoise, il y a toujours eu des alcools distillés localement. La classe moyenne est imprégnée de moralité islamique, mais la classe supérieure elle, s'enrichit et servir de l'alcool à ses invités est devenu une nouvelle norme".
Open bar bien garni pour un anniversaire, dîners arrosés de vin italien ou discrète voiture-bar sur le parking lors des mariages sont alimentés par un juteux marché noir et de vastes importations en contrebande.
"La principale voie d'importation illégale passe par Dubaï, avec des vedettes traversant la mer" d'Arabie vers la côte pakistanaise, selon un responsable douanier.
Certains contrebandiers parviennent à importer sous le manteau des conteneurs entiers grâce à des complicités, tandis que des diplomates peu scrupuleux revendent une partie de leur quota d'importation légale à des trafiquants d'alcool.
Une ambassade asiatique avait même un temps ouvert son propre débit de boisson, selon d'anciens clients.
- Fait maison -
Mais les prix des trafiquants restent prohibitifs: 2.000 roupies pour une bouteille de gin de Murree, souvent coupée avec des cocktails médicamenteux, et 4.000 roupies pour une bouteille de vin ordinaire.
Ceux qui n'ont pas les moyens de la version originale recourent à des alcools frelatés et les journaux se font régulièrement l'écho de décès après des festivités mal arrosées.
C'est pourquoi des amateurs aisés, lassés de ces dépenses et de la qualité inégale de l'offre, préfèrent produire directement leur vin maison. Une pratique qui a cours depuis des décennies.
Pas de vigne à vendanger ni de cuvage: Hassan se contente d'acheter quelques litres de jus de raisin, du sucre et des ferments qu'il mélange dans de grandes bonbonnes en verre. Pour le vin blanc, il presse plusieurs kilos d'oranges et de raisin blanc qu'il agrémente de raisins secs. Le tout fermente discrètement sous une table dans sa chambre d'amis.
"Le procédé est assez simple, mais il faut tout nettoyer à fond", explique ce trentenaire formé sur le tas, avec internet et l'aide de ses parents "qui [lui] ont montré comment ils faisaient quand ils étaient jeunes".
"Le vin qu'on trouve ici n'est pas bon et il est cher", justifie-t-il.
Fabriquer une dizaine de litres ne lui coûte que quelques dizaines d'euros, soit environ dix fois moins cher qu'au marché noir. Certes, toutes les cuvées ne sont pas réussies. Mais au-delà du coût, "c'est un chouette passe-temps, c'est amusant de faire et de boire sa propre production" entre amis, dit-il.
Un divertissement passible de 80 coups de fouets. Pas de quoi dissuader le vinificateur amateur néanmoins, car cette peine n'a quasiment jamais été appliquée...
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