Le conflit, qui fera dans les années 1990 plus de 130.000 morts et des millions de déplacés, a marqué la rupture à Sarajevo pour le groupe Zabranjeno Pusenje (Défense de fumer, ndlr) : le groupe se scindera en deux formations homonymes, l'une à Zagreb et l'autre à Belgrade.
Pratiquant un punk à la sauce de Sarajevo, Zabranjeno Pusenje "est une métaphore de la dissolution de la Yougoslavie. Deux copains qui ont grandi ensemble et que la guerre a séparés", résume Petar Janjatovic, auteur d'une encyclopédie du rock yougoslave.
Sa scission n'avait "rien à voir avec la religion, l'idéologie ou le nationalisme (...), nous n'étions pas d'accord sur la marche à suivre", affirme Davor Sucic, alias Seyo Sexon, le guitariste, parti à Zagreb. A Belgrade son ex-compère Nenad Jankovic, dit le docteur Nele Karajlic, préfère garder le silence.
Certains s'exileront à l'Ouest comme Branimir Stulic, leader des très populaires Azra (Zagreb), ou Dusan Kojic Koja, chanteur des Disciplina Kicme (Belgrade). D'autres, comme les Croates de Prljavo Kazaliste ou les Serbes de Galija, emboîteront le pas des hérauts du nationalisme.
Cette scène était le fruit de la rencontre d'un contexte politique et de jeunes accrocs à la musique. Soucieux de présenter une image plus libérale de son socialisme que celui du bloc de l'Est, la Yougoslavie de Josip Broz Tito "tolérait le développement du rock", fait valoir Dragan Kremer, journaliste musical de l'époque.
Le catalyseur Bregovic
Au début des années 1970, Goran Bregovic et son groupe Bijelo Dugme provoquent le déclic. Leur album "Si j'étais un bouton blanc" suscite un engouement inédit : "C'était un phénomène révolutionnaire par son impact massif auprès du public", se souvient leur producteur de l'époque, Sinisa Skarica de Jugoton, label rebaptisé Croatia records.
En 1977, après trois années de règne sans partage, confronté à un intérêt du public en déclin, Bregovic fera une démonstration de son génie commercial en organisant un concert en plein air gratuit, dans une forêt de Belgrade. Véritable Woodstock yougoslave, avec entre 70.000 et 100.000 spectateurs : le concert de Kosutnjak insuffle une dynamique qui fera grandir la scène yougoslave jusqu'à sa disparition.
"Le rythme c'était 200-250 concerts par an", se souvient Misa Aleksic, bassiste du groupe serbe "Riblja Corba" (Soupe de poissons, ndlr). "A la longue tu oubliais dans quelle ville tu te trouvais", plaisante le leader du groupe Bora Djordjevic.
Au plus fort de leur activité, Jugoton (Zagreb) et PGP RTS (Belgrade), produisaient plus d'un million et demi de disques et cassettes par mois pour un pays d'une vingtaine de millions d'habitants.
"On n'a pas joué aux billes"
La mort de Tito en 1980 n'entraîne pas celle du "Yug rock" : une "nouvelle vague", plus engagée et contestataire, apparaît. "L'âge d'or du rock yougoslave", selon Sinisa Skarica.
Elektricni orgazam, Idoli, Sarlo Akrobata, Partibrejkers à Belgrade, Film, Azra, Prljavo Kazaliste, Haustor à Zagreb, et à Sarajevo un mouvement autonome les "New primitivs" avec Zabranjeno Pusenje et Elvis J. Kurtovich.
Mais le nationalisme monte. Et en 1986, Bregovic met en garde avec une chanson : "Crache et chante ma Yougoslavie". Après une dernière tournée, il dissout son groupe et s'envole vers une carrière internationale. Ses collègues assisteront impuissants à la disparition de la Fédération. "Je ne pense pas que nous aurions pu (l')empêcher", "nous ne sommes que des musiciens", estime Misa Aleksic, bassiste des Riblja Corba.
Au cours d'un concert à Sarajevo, les Plavi Orkestar (Bosnie), Bajaga et Ekatarina Velika (Serbie) lancent un ultime appel à la paix fin juillet 1991. La Croatie s'est déjà embrasée.
Pendant l'ère Milosevic, le rock se fera souterrain. La paix revenue, il reprendra mais sans rencontrer le même succès. Pour certains, jouer chez le voisin n'est plus une option : "Nous ne jouons plus en Croatie et dans la partie croato-musulmane de la Bosnie. On n'a pas joué aux billes, on s'est fait la guerre", conclut Bora Djordjevic, chanteur serbe des "Riblja Corba".
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