L'hippopotame, c'est un peu "la mascotte du village", s'esclaffe Diego Alejandro Rojas, qui se dit plus effrayé par les vipères.
De sa lampe de poche, cet adolescent dégingandé éclaire une énorme masse: parmi les hautes herbes d'un pré, un hippopotame broute, paisiblement. Dans l'obscurité, on le distingue à peine, hormis ses yeux tels des lucioles.
Certains vont paître plus bas dans le hameau de Doradal, d'autres,téméraires, s'aventurent jusqu'au seuil des maisons.
"Ils viennent de l'Hacienda Napoles par le canal, après la tombée de la nuit", précise à l'AFP Alejandro, 19 ans.
"Ce matin, je suis partie à l'entraînement de foot vers 6h30 et il y avait un hippopotame dans le pré en face de l'école", témoigne Lina Maria Alvarez, 12 ans, rassurée par des barbelés récemment posés.
Rosa Gonzalez, épicière de 57 ans, raconte avoir failli se retrouver nez-à-nez avec l'un d'eux en juin: "On s'est enfermés et on l'a regardé passer".
Doradal se trouve à quelque 190 km de Medellin, deuxième ville de Colombie rendue tristement célèbre par un cartel qui, sous la férule d'Escobar, a mis le pays à feu et à sang il y a une vingtaine d'années.
- Le zoo d'Escobar -
En 1978, tout près des maisons de Doradal, le capo de la cocaïne s'est offert 2.000 hectares, y a fait bâtir une luxueuse villa, l'Hacienda Napoles, et a ouvert un zoo, important des centaines d'espèces exotiques.
"Entre 1982 et 1984, quatre hippopotames sont arrivés d'un zoo de Californie", raconte David Echeverri, 33 ans, biologiste de la Cornare, corporation régionale de protection de l'environnement, dotée d'un budget de 400 millions de pesos (près de 120.000 euros) issu des biens saisis aux mafieux colombiens.
Livrés à eux-mêmes dans l'hacienda abandonnée depuis la mort d'Escobar - abattu par la police en décembre 1993 -, les hippopotames se sont multipliés, alors que d'autres pensionnaires, flamants roses, girafes, zèbres ou kangourous moins imposants, ont eux été vendus à des zoos.
Ils forment aujourd'hui "le groupe d'hippopotames sauvages le plus important du monde, hors d'Afrique", souligne David Echeverri.
"Ils se reproduisent tous les deux ans, à raison d'un petit à la fois. Pour eux ici, c'est un paradis. Ils n'ont pas de prédateurs. Ils sont plus tranquilles que dans leur habitat naturel", relève Jairo Leon Henao, 60 ans, vétérinaire de la Cornare.
Les enfants et nombre d'adultes de Doradal s'émerveillent de leur présence, au point, les soirs de match, d'en oublier leur passion du foot pour sortir en courant les photographier.
"Tant que personne ne les embête, ils sont tout doux. Nous sommes habitués. Dans le village, on respecte beaucoup ces animaux", dit d'un ton affectueux Mayerly Copete, 21 ans.
- Vus jusqu'à 150 km du village -
Leur prolifération inquiète néanmoins quelque peu.
"Une fois abandonnés, les hippopotames se sont installés ici", raconte M. Echeverri, sur les berges du lac de l'hacienda d'où, dans le soleil matinal, émergent mufles et oreilles. "Nous les estimons à 35 environ. Mais il est difficile de les compter car, lorsqu'ils voient quelqu'un, ils s'enfoncent sous l'eau et ressurgissent ailleurs".
"Ils peuvent marcher sur trois à cinq kilomètres pendant la nuit, remontent la rivière Doradal jusqu'au fleuve Magdalena", le plus important de Colombie qui traverse le pays. Certains ont même été vus "à 150 km d'ici", indique M. Henao.
Pour éviter les fugues, des travaux de clôture de leur périmètre de prédilection ont été entrepris, 25 hectares au cœur de l'hacienda. "L'idée est de fermer la zone avec des rochers, du barbelé et des citronniers épineux", d'ici 18 mois, décrit M. Echeverri.
Car "outre le danger qu'ils deviennent agressifs, ils représentent un risque pour la biodiversité, en déplaçant la faune native comme le lamantin, déjà en extinction, ou la loutre", explique-t-il. Ils sont aussi porteurs de maladies qui peuvent être fatales pour le bétail, "gênent la pêche et contaminent les cours d'eau où ils défèquent".
- Des hippo chouchoutés -
Aucun dégât grave n'est toutefois à déplorer et "ils n'ont heureusement attaqué personne jusqu'ici", rassure le vétérinaire, M. Henao.
Contrôler leur démographie via la stérilisation est coûteux, et complexe car "les mâles et les femelles ne se différencient pas. Les testicules sont à l'intérieur. Il faut donc les endormir et palper". Or, une fois l'anesthésiant injecté, si l'animal s'échappe et se réfugie dans l'eau, il peut se noyer. Seuls quatre hippopotames ont été castrés à ce jour.
Objectif: gérer le statu quo. Car ces hippopotames peuvent vivre jusqu'à 60 ans... et le mâle dominant n'en a que 40.
"Nous devons nous assurer qu'ils ont de la bonne nourriture. Ainsi, ils ne stressent pas et ne partent pas", explique M. Echeverri. Chaque jour, 200 kg de fourrage semé à proximité leur seront bientôt distribués en sus de l'herbe grasse dont ils disposent naturellement.
Attraction pour les visiteurs de l'hacienda, transformée en parc thématique sur 400 hectares, les hippopotames font partie du décor au point que l'abattage en 2009 par l'armée d'un mâle en goguette, Pepe, avait suscité un tollé. Des répliques ornent même l'entrée d'un restaurant de Doradal et l'aire de jeux du square.
"C'est comme si nous étions en Afrique, se réjouit Clara Nuñez, mère au foyer de 48 ans. Nous sommes des privilégiés".
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