Dans une pièce de la taille d'une église --1000 m2, 8 mètres sous plafond--, plongée faute de fenêtres dans une semi-pénombre, tables, canapés et tapis récupérés chez Emmaüs, éclairage minimaliste et musique douce donnent à l'endroit une chaleur qui contraste avec la froideur du béton. Autour du grand plan de travail, la dizaine de bénévoles du "Freegan Pony" s'affaire.
"Velouté céleri pommes noisettes", "gratin pommes de terre et légumes", "compote de pommes et chocolat". Près du menu unique écrit à la craie sur le tableau, la liste des "rescapés": 110 kilos de petits oignons, 52 kilos de pommes golden, 56 kilos de choux chinois... une liste chaque jour différente avec laquelle il faut improviser.
Des aliments récupérés notamment le vendredi auprès des grossistes du marché d'intérêt national de Rungis, près de Paris, qui donnent ce qu'ils ne peuvent légalement plus vendre mais reste comestible.
"C'est à chaque fois un petit défi de se dire qu'à partir de produits invendus, on va réussir à faire plaisir à 80 personnes", le nombre de couverts assurés par soir du vendredi au lundi, explique Floriane, la chef du jour.
Selon l'ONU, près d'un tiers de la nourriture produite dans le monde pour les humains est perdue ou jetée, soit approximativement 1,3 milliard de tonnes par an. Les projets visant à la récupérer se multiplient dans les pays développés.
Aladdin Charni, squatteur en chef et en série de 32 ans, explique vouloir "toucher des personnes qui ne connaissent rien au gâchis alimentaire". "Freegan" --contraction de "free" (gratuit) et vegan, ne pas consommer de produit issu des animaux ou de leur exploitation-- pragmatique plus que militant, il dit se nourrir dans les poubelles depuis sept ans. "Je mange mieux que tous mes amis", s'amuse-t-il.
- "Aventure quotidienne" -
Queue de cheval, barbe semi-taillée et regard doux, Aladdin s'est lancé dans cette "aventure quotidienne" en misant sur "la foi et un brin de folie". Les chefs, motivés par le défi, "n'ont pas de limites, ils sont autonomes", plaide Aladdin, "c'est la liberté!".
Ce fouineur, qui squatte depuis des années et occupe actuellement un logement à Aubervilliers, tout près de là, a découvert le lieu en mai. "Il y avait des mètres cube de détritus, un centimètre de poussière..." Avec ses acolytes, ils l'aménagent en six mois pour ouvrir le restaurant en novembre. Le manteau y est de mise, faute de chauffage.
Cela ne freine pas la clientèle, des jeunes branchés pour la plupart; chaque semaine, le site de réservation est pris d'assaut en quelques minutes. Un succès qui s'explique aussi par le tarif: les convives versent ce qu'ils veulent en partant. Pas de service, on vient chercher son plat au comptoir.
Aladdin Charni n'en est pas à son coup d'essai: depuis son premier squat en 2010, il enchaîne les projets. Le "Freegan Pony" doit son nom au "Poney Club", boucherie chevaline désaffectée du sud de Paris dans laquelle il a organisé des "teufs". Il y a ensuite eu le très évocateur "Pipi Caca", toilettes publiques abandonnées près d'un métro des Grands Boulevards qu'ils a transformées en lieu de fête la nuit, d'exposition le jour. Le "Freegan Pony" a aussi eu sa première version dans un squat du centre de la capitale.
Pour que ce projet tienne plus longtemps, il faut survivre à l'épreuve de la justice. La mairie a engagé des poursuites et les occupants, qui risquent l'expulsion, attendent la décision du tribunal, jeudi.
"Il est hors de question qu'on aille ailleurs", assure Aladdin au sujet d'une éventuelle offre de relocalisation de la mairie. Cette dernière, mal à l'aise vis-à-vis d'un projet éthique mais illégal, n'a pas souhaité répondre à l'AFP avant le jugement.
Au problème de sécurité mis en avant dans ce type de procédures par la municipalité s'ajoute un autre paramètre sensible: les déchétariens ont fait venir dans leur squat des migrants afghans, qui dorment sur la mezzanine qui jouxte l'espace principal.
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