Farouches critiques du régime islamo-conservateur, Can Dündar, rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet, et Erdem Gül, son chef de bureau à Ankara, risquent la prison à vie pour avoir accusé, dans leurs colonnes, le gouvernement de leur pays d'avoir livré des armes aux rebelles islamistes de Syrie.
Deux heures à peine après le début de l'audience, la cour criminelle d'Istanbul a décidé, conformément aux requêtes du procureur, de poursuivre ses débats à huis clos pour des raisons de "sécurité nationale".
Sa décision a été accueillie avec colère par le public venu soutenir les deux accusés, contraint de quitter immédiatement le tribunal.
"Juger des journalistes comme ça à huis clos, c'est une preuve supplémentaire que le pouvoir turc, le président Erdogan, ont quelque chose à cacher", a déploré le secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), Christophe Deloire. "La balance de la justice n'existe plus en Turquie, l'Etat de droit est en perdition", a-t-il ajouté.
Accusés d'espionnage, divulgation de secrets d'Etat, tentative de coup d'Etat et assistance à une organisation terroriste, MM. Dündar et Gül ont déjà passé plus de 90 jours en détention provisoire, avant d'être remis en liberté le mois dernier par une décision très controversée de la Cour constitutionnelle.
Les deux hommes sont arrivés en début de matinée au palais de justice d'Istanbul sous les applaudissements d'environ 200 partisans, collègues journalistes, élus de l'opposition ou simples citoyens, qui les ont escortés jusqu'à la salle d'audience aux cris de "vous ne ferez pas taire la liberté de la presse".
Plusieurs diplomates européens, dont la consule générale de France et l'ambassadeur d'Allemagne à Ankara, ont également assisté à l'audience.
"Nous sommes ici pour défendre le journalisme (...) et le droit du public à être informé", a lancé à la presse M. Dündar avant le début des débats. "Je viens ici affirmer que le journalisme n'est pas un crime", a renchéri son collègue, M. Gül.
- 'Pressions' -
Les deux journalistes ont publié en mai 2014 un long article, agrémenté de photos et d'une vidéo, faisant état de livraisons d'armes par des camions des services de renseignement turcs (MIT) à des rebelles islamistes en Syrie en janvier 2014.
Ce papier a provoqué la fureur de M. Erdogan, qui a toujours nié soutenir les mouvements radicaux hostiles au régime de Damas. "Celui qui a publié cette information va payer le prix fort, je ne vais pas le lâcher comme ça", avait-il promis.
Dans sa décision vendredi, la cour criminelle stambouliote a également accepté les constitutions de partie civile de M. Erdogan et du MIT.
Les deux journalistes avaient été placés en détention provisoire en novembre et le procureur a réclamé contre eux la réclusion criminelle à perpétuité.
Mais le 26 février, la Cour constitutionnelle, l'une des dernières institutions du pays qui échappe encore au contrôle du parti de M. Erdogan au pouvoir depuis 2002, a ordonné leur remise en liberté le mois dernier, estimant que leurs droits avaient été violés.
Furieux, le chef de l'Etat avait menacé la Cour de la dissoudre en cas de "récidive".
"Nous avons dû faire face à des pressions politiques, judiciaires et économiques", a regretté vendredi M. Dündar. "Le président a déclaré qu'il ne reconnaissait pas et ne respectait pas la décision de la Cour constitutionnelle", a-t-il ajouté, "nous verrons qui de la justice ou du palais (présidentiel) sortira vainqueur".
L'incarcération de MM. Dündar et Gül et les accusations lancées contre eux par la justice et le régime turc ont suscité un tollé dans l'opposition turque, les ONG de défense des libertés et de nombreuses capitales étrangères, qui dénoncent depuis des années la dérive autoritaire de M. Erdogan.
Classé 149e sur 180 au classement mondial de RSF sur la liberté de la presse, le régime turc a lancé une offensive sans précédent contre les médias, sous couvert de lutte contre la "propagande terroriste".
Dernière victime en date, le groupe Zaman, proche de l'ennemi numéro 1 de M. Erdogan, l'imam Fethullah Gülen, a été placé sous tutelle judiciaire au début du mois.
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