Devant l'hôpital local, une jeune infirmière résume sans détour son sentiment. "Je ne me sens déjà plus en Turquie. A chaque pas que vous faites, vous tombez sur un Syrien", lâche Tugba Kaya, "s'il y a un nouvel exode de masse, la vie ici sera paralysée".
A seulement quelques kilomètres de là, des dizaines de milliers de civils syriens, femmes, enfants et vieillards pour l'essentiel, continuent à se masser depuis vendredi devant le no man's land bétonné qui sépare les deux pays.
La peur au ventre, ils ont fui Alep à la hâte, poussés à l'exode par l'offensive des troupes du régime de Damas et les bombardements de leur allié russe.
Depuis vendredi, les barrières du poste-frontière d'Oncupinar sont restées baissées. Les déplacés sont pour l'heure cantonnés dans des camps de fortune installés dans la localité frontalière de Bal al-Salama, juste en face. Mais la pression monte côté syrien, où la situation humanitaire est déjà qualifiée de "désespérée".
Les estimations les plus alarmistes circulent côté turc sur l'ampleur de la nouvelle vague qui pourrait déferler sur Kilis.
Le gouverneur de la province, Suleyman Tapsiz, a parlé d'un exode "possible" de 70.000 civils. Le porte-parole du gouvernement Numan Kurtulmus a évoqué 100.000 déplacés. La population des zones d'Alep tenues par les rebelles est estimée à 350.000 personnes...
De quoi faire monter la grogne des résidents de Kilis. "A cause de tous ces Syriens, de plus en plus de Turcs souffrent du chômage et de la faim. Et les loyers ont grimpé en flèche", constate Yasar Mavzer, "l'Etat doit d'abord s'occuper de nous".
Avant le début de la guerre civile syrienne, la ville-frontière turque comptait environ 100.000 habitants. Selon les autorités locales, elle a plus que doublé de volume avec l'arrivée de 134.000 Syriens. Seuls 34.000 sont installés dans des camps. Les autres vivent en ville, la plupart de petits boulots.
- 'Les Syriens chez eux' -
"Ici, tout est fait pour les Syriens. Les emplois, les logements. Mais les gens d'ici sont aussi des êtres humains, non ?", s'emporte M. Mavzer. "Ce serait quand même beaucoup mieux si les Syriens vivaient dans une zone de sécurité sur leur territoire plutôt qu'ici chez nous en Turquie", préconise-t-il.
"Kilis est une petite ville qui n'a pas les moyens de supporter tant de gens", renchérit Mehmet Zeytcioglu, un épicier de 50 ans. "Que Dieu leur vienne en aide..."
La Turquie accueille à elle seule 2,7 millions de Syriens. Le prix de cette politique de "porte ouverte" farouchement défendue par son président Recep Tayyip Erdogan est élevé. Au moins 10 milliards de dollars depuis 2011, selon le gouvernement, et des tensions fréquentes avec la population locale.
Directeur du centre de recherche sur les migrations et la politique de l'université Hacettepe d'Ankara, Murat Erdogan juge la grogne de la population turque de Kilis parfaitement "naturelle".
"Si encore plus de Syriens débarquent en ville, ils vont provoquer un engorgement des services municipaux et pourraient aussi favoriser une hausse de la criminalité", pronostique-t-il, "tout ça va mettre la patience des locaux à rude épreuve".
Contraints à l'exil, les Syriens de Kilis, eux, ont tenté de reconstruire leurs vies.
Avocat en Syrie, Mohamad Hamidi s'est improvisé cafetier. "J'étais financièrement à l'aise quand je suis arrivé en Turquie en 2013, alors j'ai loué ce commerce. J'y travaille depuis", explique-t-il. "Je sers beaucoup de Turcs dans mon café", ajoute-t-il, "le peuple turc nous a très bien reçu, nous les Syriens, mieux que les Jordaniens ou les Libanais".
Malgré la qualité de l'accueil turc, la plupart de ces déplacés rêvent de retraverser la frontière le plus rapidement possible et de rentrer au pays.
Sabah Al-Ali le concède volontiers, revenir à Alep est même devenu une obsession. "Nous vivons ici mais nous ne nous sentons pas chez nous parce que notre pays est seul cher à notre c?ur", confie avec émotion cette mère de famille. "Chez nous, c'est la Syrie".
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