Il est presque 19H00 et les tirs de grenades lacrymogènes et les jets de pierres entre policiers et migrants ont cessé. Place au spectacle, dans le théâtre de fortune ouvert dans la "Jungle" de Calais.
Depuis septembre, "Joe et Joe", comme on les appelle dans le bidonville où 4.500 personnes vivent dans l'attente d'un hypothétique départ vers l'Angleterre, animent un théâtre de toile, entre la zone des Afghans et celle des Soudanais, au-delà de la petite Erythrée. Le dôme du "Good Chance Theatre" émerge de la vague de baraques et de tentes érigées dans la boue.
"Dans une scène du film +Mission impossible+, on voit un personnage sauter sur le toit d'un Eurostar, ici, c'est tous les jours", raconte Joe Robertson, qui a lancé ce projet avec son compatriote Joe Murphy en septembre. Les deux auteurs anglais cherchaient des éléments pour une pièce sur les migrants dans le sud de l'Europe quand ils ont réalisé ce qui se passait à leur porte, dans l'indifférence.
"Et comment pourrait-on se sentir concerné, si on ne sait même pas qui sont ces gens?", interroge Joe Murphy. "C'est là que le théâtre intervient: cela permet à ces réfugiés de raconter leurs histoires. Nous ne sommes pas des militants, nous donnons juste à ces gens la possibilité d'expliquer au monde qui ils sont", à travers les comptes Twitter, Instagram et Facebook du "Good Chance Theatre".
Sous la tente, des migrants jouent tous les soirs, qu'il s'agisse de pièces ou de spectacles improvisés façon "talent show", avec des chansons empruntant à toutes les langues. Ce soir-là, une danse chauffe la salle, suivie du fameux "Clandestino" de Manu Chao retouché à la sauce de Calais: "Africano clandestino, Afghani clandestino, Pakistani clandestino "
- Concerto d'Aranjuez -
La chanson déclenche une vague de rires, puis un jeune Iranien à cagoule s'empare d'une guitare -réputée la meilleure du camp- enlève ses gants et entame le concerto d'Aranjuez.
Lorsqu'il s'arrête, on entend plus que le vent dehors et le vrombissement des camions roulant sur l'autoroute vers le port de Calais et l'Angleterre. Dix-sept réfugiés sont morts en tentant de grimper à bord pour passer la frontière depuis le mois de juin.
Un jeune kurde montre une blessure à vif à une main: la marque du couteau du conducteur du camion qu'il a tenté de prendre d'assaut le jour même. "Il avait peur, j'avais peur, il a voulu me tuer", dit-il.
Au théâtre, la parole se libère. "C'est devenu l'endroit où toutes les nationalités se croisent, où on vient échanger les nouvelles. C'est là que s'est formé un rassemblement spontané en solidarité avec les attentats de Paris", explique Joe Murphy.
Ce jour-là, on parle de cet enfant de deux ans livré à lui-même. La mère a réussi à embarquer pour l'Angleterre la nuit précédente, "elle a grimpé sur un camion mais ils n'ont pas été assez rapides pour l'enfant", raconte un Soudanais. Des bénévoles s'occupent de lui.
D'autres mineurs déambulent dans le camp à la recherche d'un repas. Mohammed, jeune Afghan de 13 ans, croyait avoir trouvé avec son oncle la martingale pour passer les trois clôtures qui interdisent l'accès au tunnel sous la Manche: rester tapi toute la journée sans manger ni dormir, passer une clôture de nuit, et ainsi de suite pendant trois jours.
L'oncle est passé, mais Mohammed a été capturé. Il est revenu à moitié mort de faim et de froid, mais heureux de la réussite de l'oncle Des histoires comme celle-là, Joe Robertson en a des dizaines.
"La vie du camp est à la fois désespérante et stimulante", dit-il. "On a besoin de 28.000 euros pour passer l'hiver avec le théâtre, mais leur courage et leur débrouillardise nous incitent à continuer".
Baraa, un professeur d'anglais syrien de 31 ans, qui photographie le camp pour faire des cartes postales, tentera de passer le soir même : "Je sais, personne ou presque n'y arrive, mais vous ne pouvez pas éternellement contenir l'humanité avec des clôtures".
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