A l'image de la maison Chanel, qui vient de racheter l'ancienne villa de sa fondatrice "Coco", les géants du luxe réinvestissent de plus en plus leur passé et professionnalisent des services de marketing patrimonial appelés à contribuer au développement de leurs marques.
Venu des Etats-Unis, un nouveau métier se répand chez les grandes enseignes de mode et au-delà: celui de "brand heritage manager", un poste au carrefour entre les directions artistique et marketing, qui vise à valoriser l'histoire et l'identité de l'entreprise.
"Dans le luxe, l'identité est la valeur ajoutée la plus essentielle", témoigne auprès de l'AFP Julie El Ghouzzi, directrice du Centre du luxe et de la création.
"La plupart des maisons appartiennent à de gros groupes internationaux et non plus aux créateurs qui leur donnent leurs noms. Investir dans un bâtiment ou d'anciens objets, c'est préserver ou recréer ce lien", souligne-t-elle.
Contactée par l'AFP, Chanel s'est défendue de toute intention marketing, en achetant la villa La Pausa, sur les hauteurs de Roquebrune-Cap-Martin, sur la Côte d'Azur.
Mais ce lieu, où Gabrielle "Coco" Chanel accueillait ses amis Jean Cocteau et Salvador Dali "dans une atmosphère décontractée et informelle", servira à "faire rayonner la culture et les valeurs de Chanel", promet la maison dans un communiqué diffusé la semaine dernière, où elle ne précise pas le montant de cette acquisition.
Selon le Centre du luxe et de la création, Lancel, marque fondée en 1876, est elle aussi en pleine réappropriation de son identité.
L'entreprise jugerait son image trop cantonnée à l'univers des sacs et plus suffisamment valorisante. Elle est donc partie redécouvrir ses anciennes collections en achetant d'anciens objets auprès de ses clients de jadis ou même de vieilles photos, qui serviront à redéfinir un positionnement de marque.
-'Se différencier'-
"C'est un enjeu de rentabilité et de business", explique Sibylle Eloy, consultante chez Perles d'Histoire, une société créée en 2008 pour accompagner les entreprises qui souhaitent mobiliser leur passé dans leur stratégie de développement.
"Chacun cherche à se différencier. Pour ces entreprises mondialisées, cela permet de faire du +storytelling+, de raconter quelque chose, de retrouver de la valeur en donnant du sens à ses produits", souligne-t-elle.
Cartier au Grand Palais fin 2013/début 2014, l'horloger Breguet au Louvre, ou Chanel N.5 au Palais de Tokyo, les grandes marques s'affichent aussi de plus en plus souvent au musée. Elles y gagnent une dimension statutaire et sortent d'un simple dialogue mercantile avec leurs clients.
Au-delà du luxe, le "brand heritage management" se diffuse aussi chez les enseignes qui veulent monter en gamme. Après avoir restauré ses façades classées, Printemps a par exemple organisé une grande exposition "Histoire d'élégance" dans son magasin parisien, puis créé un pôle marketing et patrimoine dans son organigramme en 2012.
Le magasin veut renouer avec les intentions originelles de son fondateur Jules Jaluzot en 1865: que le Printemps soit le lieu incontournable de la mode, de l'élégance et de la beauté, là où "tout est nouveau, frais et joli comme le titre: au Printemps", disait un slogan publicitaire de l'époque.
Ces nouvelles stratégies de marketing rétro qui servent aussi à fédérer les équipes en interne, ont malgré tout leurs ambiguïtés. "Il faut les articuler avec la créativité et les innovations des entreprises", prévient Eric Godelier, chercheur en gestion au CNRS.
"Et il y a un risque de confisquer l'histoire sous le seul angle de la communication. De se crisper sur le contrôle de sa marque aux dépens de chercheurs qui veulent faire leur travail d'historiens", estime-t-il, interrogé par l'AFP.
Pauline Le Clere, fondatrice de l'agence spécialisée Perles d'Histoire, reconnaît qu'il y a là "une ligne de crête", et qu'une défiance réelle subsiste entre le monde universitaire et celui de l'entreprise.
Mais à l'image de sa société qui embauche aussi bien des diplômés de grandes écoles de commerce que des historiens d'art, l'histoire d'entreprise, en plein développement, offre de nouveaux débouchés à des étudiants à qui les sociétés privées avaient parfois tendance à tourner le dos.
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