"Jamanak" est né le 28 octobre 1908, quand la Turquie était encore l'Empire ottoman et les Arméniens ses citoyens. Cent ans après les massacres de 1915, le plus vieux quotidien turc continue à informer la communauté arménienne d'Istanbul dans sa langue.
Entrer au siège de Jamanak, Le Temps en arménien, c'est un peu comme poser le pied dans un musée. Derrière la porte d'un discret immeuble du quartier de Feriköy, des reproductions du premier numéro et de numéro du centenaire accueillent le visiteur, au-dessus d'un buste en bronze du fondateur, toutes moustaches dehors.
Dans un labyrinthe de couloirs, les murs sont recouverts de photos ou des rayonnages où s'entassent les collections du journal, précieusement conservées.
De son étroit bureau, le directeur de la publication et petit-neveu du fondateur, Ara Koçunyan, dicte à l'ancienne ses articles à trois secrétaires de rédaction, dont les écrans d'ordinateurs se noircissent de caractères arméniens.
"Nous sommes le journal de la communauté arménienne de Turquie", annonce le patron. "Jamanak est publié depuis si longtemps et sans interruption, il a traversé tant d'événements et d'époques qu'il est devenu une anthologie de la vie des Arméniens sous la République de Turquie", ajoute-t-il, "il est notre mémoire".
Six jours par semaine, ses 2.000 exemplaires quotidiens sont tirés sur une rotative époumonée, dans un rez-de-chaussée proche de la rédaction. Comme autrefois.
L'imprimerie est le domaine exclusif d'Ibrahim Celik, un septuagénaire d'origine kurde et arménienne qui, même s'il confesse ne pas savoir parler, ni lire la langue de sa grand-mère, se fait une haute opinion de sa fonction.
"Il est très important d'imprimer ce journal pour ne pas perdre cette langue", explique doctement l'imprimeur, "si ce genre de journaux n'était pas imprimé, tous les enfants oublieraient l'arménien et finiraient par oublier leurs origines".
Lien culturel, Jamanak se veut aussi organe d'influence auprès des quelque 60.000 Turcs d'origine arménienne officiellement recensés dans le pays, surtout à Istanbul.
- 'Préparer l'avenir' -
Son prestige n'a rien à voir avec celui de l'hebdomadaire Agos, écrit en turc. En 2007, l'assassinat de son directeur, le journaliste d'origine arménienne Hrant Dink, a créé une onde de choc en Turquie et réveillé dans le pays les fantômes des tueries de 1915.
Mais Ara Koçunyan s'attribue un petit rôle, quand même. "Au niveau politique, nous n'avons quasiment aucun poids, c'est évident", admet-il, "mais nous avons une mission importante () servir de tampon entre la communauté arménienne et la communauté turque et l'aider à préparer son avenir dans ce pays".
Une mission à ses yeux essentielle, à l'heure des célébrations du centenaire des tueries de 1915, qui ont réveillé les tensions autour de leur qualification en génocide.
"Le 24 avril 1915, notre journal a été le seul à parler de ce qui s'est passé", rappelle fièrement son patron. Ce jour-là, la police de l'Empire ottoman arrête plus de 200 notables arméniens d'Istanbul. Leur déportation puis leur assassinat marque le coup d'envoi de massacres qui feront des centaines de milliers de victimes.
"Cent ans après, regarder cette tragédie est toujours très difficile", lâche Ara Koçunyan.
Mais le directeur de Jamanak veut aller plus loin. "Les gens qui, comme moi, sont nés dans les années 1970 n'ont pas grandi, comme nos parents, avec le poids de cette expérience catastrophique", explique-t-il, "il faut que nous, les jeunes, abordions ce sujet avec sérénité pour continuer à vivre dans ce pays".
Partagé entre deux cultures, le directeur de Jaramak juge un peu radicale la vision antiturque de la diaspora arménienne. Dans ses colonnes, il prêche un rapprochement entre Turcs et Arméniens, "en protégeant notre histoire et notre culture, bien sûr".
Jusque-là, son discours a été toléré par le gouvernement islamo-conservateur turc qui, comme ses prédécesseurs, rejette catégoriquement la notion de génocide.
"Nous avons un problème de liberté de la presse en Turquie mais il concerne tous les organes de presse", note Ara Koçunyan, "sur ce plan-là, nous n'avons pas plus de difficultés parce que nous sommes d'origine arménienne".
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