Dès que son téléphone portable sonne, Ken Mon saisit sa trousse de médecin de campagne et enfourche sa mobylette pour une consultation à domicile. Un rituel banal, à ceci près qu'il n'a aucun diplôme l'y autorisant, comme des centaines de confrères exerçant dans les campagnes du Cambodge.
Après dix minutes sur un chemin de terre depuis son village, dans la province méridionale de Kampong Speu, à 70 kilomètres de Phnom Penh, Ken Mon arrive chez Chei Tana, un paysan de 27 ans qui souffre de maux de ventre.
Après examen, il lui donne des tablettes contre les brûlures d'estomac, avant de repartir en acceptant de n'être payé que plus tard, une faveur impensable au dispensaire public local.
Sa trousse est pleine de médicaments censés répondre à toutes les situations, du fil pour recoudre les plaies aux seringues pour vacciner les plus petits en passant par les traitements anti-malaria.
Ce phénomène des médecins de campagne sans diplôme s'est développé au Cambodge après la chute des Khmers rouges (1975-1979), qui ont décimé les rangs des médecins, nombreux parmi les deux millions de morts causés par le régime, en vertu d'une utopie égalitariste et agrarienne ayant renvoyé les citadins aux champs, notamment les intellectuels.
Après la chute du régime, sous les ordres duquel Ken Mon a servi comme simple soldat, sans vraiment saisir l'idéologie dit-il, l'ébauche de système de santé à l'occidentale de l'ancienne colonie française était en ruine.
Aujourd'hui âgé de 55 ans, Ken Mon explique avoir "appris la médecine sur le tas", lors de ses années de maquis dans la région de Samlot, poche de résistance à la frontière cambodgienne où de nombreux Khmers rouges s'étaient retranchés en 1979.
"Le premier jour, ils m'ont donné une seringue et m'ont demandé de faire une injection à un soldat blessé", explique Ken Mon, qui a été lui-même blessé en sautant sur une mine en 1985, le laissant amputé d'une jambe.
Il a aussi été entraîné par des médecins de la Croix-Rouge international fournissant une assistance médicale dans les camps de réfugiés, nombreux à la frontière thaïlandaise dans les années 1980.
Depuis cette époque, l'existence de ces bataillons de médecins sans diplôme, comme Ken Mon, dans les campagnes du Cambodge arrangeait tout le monde, dans un pays aux infrastructures de santé publique encore sous-développées, en dépit de décennies d'aide internationale.
Mais un scandale sanitaire est survenu il y a quelques mois, avec la contamination par le virus du sida de tout un village dans la région de Battambang (nord-est), vraisemblablement en raison de la réutilisation de ses seringues par un médecin non enregistré.
Le "médecin" doit être jugé et le ministère de la Santé a promis de mettre fin au phénomène des médecins sans licence.
"Ils pratiquent en toute illégalité", s'insurge Sok Srun, responsable du ministère interrogé par l'AFP. "Il n'y a aucune plaque devant leur maison. Ils consultent à domicile à la demande des villageois", déplore-t-il, contrarié par une pratique qui "affecte la vie des gens et la réputation du pays".
- Perçus comme des sauveurs -
Pour l'heure, ces médecins sans diplôme restent largement perçus comme des sauveurs par des villageois sans autre accès aux soins de base, dans ce pays qui peine à former assez de jeunes et encore plus à les attirer dans les dispensaires de campagne.
Selon la Banque mondiale, le Cambodge ne compte que 0,2 médecin pour 100.000 habitants, un niveau similaire à l'Afghanistan. Même un pays voisin comme la Birmanie, au système de santé très déficient, compte 0,4 médecin pour 100.000 habitants. Un pays comme la France en compte 3,2 pour 100.000 habitants.
Et 70% des Cambodgiens disent recourir aux soins du privé, souvent des médecins sans diplôme ou des guérisseurs traditionnels, connus sous le nom de Kru Khmer, selon une étude de l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) de 2012.
"Je ne vais jamais au dispensaire, parce que c'est loin et que je n'ai pas l'argent pour payer immédiatement", explique ainsi Nuch Dy, une autre patiente de Ken Mon.
Envie d'afficher votre publicité ?
Contactez-nousEnvie d'afficher votre publicité ?
Contactez-nous
L'espace des commentaires est ouvert aux inscrits.
Connectez-vous ou créez un compte pour pouvoir commenter cet article.